Festival de Cannes, ton univers impitoyable
Contrairement à l’idée reçue qu’on s’en fait, Cannes peut plus naturellement vous trainer dans la poussière que dans les paillettes. Démonstration en deux heures.
17h30
Ce soir c’est la projo du Redoutable de Michel Hazanavicius. L’un des films les plus attendus du Festival. Parce que ça promet d’être aussi drôle que OSS 117, parce que ça parle de Jean-Luc Godard et que c’est joué par Louis Garrel, acteur chouchou du cinéma d’auteur français. La séance commence à 19h30 mais certains font déjà la queue. Mon badge de presse rose me permet d’être plus cool. Après cinq heures de sommeil et une journée à demi-éveillée, j’ai besoin de ma bière belge. Inutile d’user d’un quelconque pouvoir de persuasion pour me retrouver aussitôt avec mes deux acolytes, Cyrille et Thomas, toujours partants pour une biture aussi maigre soit-elle. « Mais juste un demi alors » parce que, quand-même, c’est Hazanavicius, c’est Godard, c’est Garrel, faut pas le louper ce film là.
17h45
Alors que nous sommes encore désinvoltes et insouciants (sans savoir ce qui nous attend une heure et demi plus tard), à parler de tout sauf de cinéma, un ami s’arrête par hasard à notre table. Il nous dit qu’il est plutôt à l’aise car un collègue fait la file pour lui. Nous, on fait des yeux ronds : « Déjà ? Mais il n’est même pas 18h ! » Bah oui, apparemment c’est la cohue. Quand-même c’est Hazanavicius, c’est Godard, c’est Garrel, faut pas le louper ce film là.
17h48
On reprend une bière.
18h20
Deux bols de chips gras et mous plus tard, on va la faire cette queue ! Nos chemins se séparent car nous n’avons pas tous le même badge. J’me la joue un peu, je suis à la cool avec mon laissez-passer du gratin de la presse. Il n’y a encore que deux pelés et un tondu dans ma zone, je suis sûre de voir le film. Du coup, je feuillette pépère le So Film. J’y épingle cette anecdote : en 1976, Oshima présentait son film L’Empire des sens à la Quinzaine des réalisateurs. Trois séances avaient été prévues mais dix autres ont du être improvisées tant la foule se bousculait à chaque projection. Le producteur lui-même a du attendre la septième pour entrer. C’est probablement le film qui a eu le plus de séances de toute l’histoire du Festival. Quand-même c’était Oshima, c’était du scandale, du sexe, fallait pas le louper ce film là.
18h45
Je sors la tête de mon magazine pour reprendre une injection de soleil. Mon regard se cogne à une pancarte. Je ne suis pas dans la bonne file. Et merde. La mienne est juste à côté et est déjà démesurée. Il me manque une gommette sur mon badge, la légendaire pastille jaune du dessus de panier de la fleur de la presse. Je fais tout de suite moins la maline.
19h00
La procession immobile s’est muée en un amas de gens, qui ne ressemblent même plus à des humains tant ils sont collés-serrés, à l’image de centaines de chewing-gum accouplés. Je suis moi-même assiégée par deux femmes. Une poitrine se presse contre mon dos, mon cœur doit lui-même raisonner le long de la colonne vertébrale qu’il touche. Mais je prends sur moi. Quand-même c’est Hazanavicius, c’est Godard, c’est Garrel, faut pas le louper ce film là.
19h35
J’ai fait preuve jusqu’ici d’un dépassement exemplaire, usant de patience – je ne savais pas que j’en avais – et me remercie d’avoir lu quelques bouquins du Dalaï Lama dans ma vie. Droite comme un i, je ne bouge plus. Je n’ai jamais vu autant de monde. Enfin, je ne vois surtout rien si ce ne sont les cheveux de ma voisine, le tout sous l’œil voyeur du soleil qui cogne sur les miens. Je suis aux premières loges de l’enfer. Ca commence à huer autour de moi, à taper des mains et des pieds. Je voudrais faire une vidéo pour Instagram mais je suis empêchée par l’essaim.
19h38
« Circulez ». « Dégagez ». « Evacuez ». Les appariteurs nous demandent de partir. Alerte à la bombe. Sûrement un connard qui a oublié sa boite à tartines et bam on appelle les démineurs et vas-y qu’on évacue des milliers d’hystériques. Je ne me pose pas deux fois la question, je tente de m’échapper. Tant pis pour la Nouvelle Vague, tant pis pour le charisme de Louis. De toute façon, je ne vois pas comment un film sur Godard pourrait avoir une Palme d’or quand Godard lui-même n’en a pas reçu. On sait que Hazanavicus est un Artist mais faut pas déconner.
21h00
Avec une bière je repense à ce qui s’est passé. Malgré l’alerte à la bombe et les ordres d’évacuations, des centaines de personnes ont refusé de s’en aller. Au contraire, ils profitaient du désordre pour s’approcher encore plus près. Se coller encore plus fort. « Une bombe ? C’est quoi qu’une petite bombe. M’en fous, pas grave, on fera avec, je veux voir Le Redoutable ». J’ai du ramper dans la poussière, faire des saltos avant, arrière, sauter, escalader, brailler, tempêter, faire quelques clés de bras, donner une ou deux claques mais je m’en suis sortie – avec une jambe cassée et une balafre au visage. À Cannes c’est le cinéma avant tout. Au détriment du reste. De tout le reste.
Aux dernières nouvelles, Le Redoutable est plutôt décevant. La presse a même titré « Hazanavicius tue Jean-Luc Godard ». Je ne sais pas moi, je ne l’ai pas vu mais il a bien failli me tuer.