
On a parlé cinéma avec le réalisateur liégeois Christophe Hermans
Quand on pense « cinéma belge », c’est tout un répertoire de noms qui vient en tête, avec des réalisateurs tels que Chantal Akerman, Jaco Van Dormael ou encore les frères Dardenne pour porter haut les couleurs de la francophonie. À leurs côtés, un Namurois industrieux qui a laissé son cœur le guider à Liège et sorti 18 films tous formats et genres confondus en deux décennies, dont une Ruche qui aura fait le buzz à l’international. Rencontre avec Christophe Hermans.
La vocation
« Dès l’âge de 14 ans, j’ai commencé à réaliser des petits films avec mes amis. C’est un peu le syndrome Spielberg : le cinéma était une manière de fuir le quotidien et mes parents qui s’engueulaient en me réfugiant dans des mondes imaginaires. À l’époque, j’avais une culture très populaire, très influencée par l’Amérique et Rocky, Indiana Jones… Je ne connaissais pas du tout le cinéma d’auteur, que j’ai découvert à l’IAD, où mon apprentissage de cinéaste a vraiment commencé. Mes parents viennent du monde ouvrier, ils n’étaient pas du tout dans la créativité, mais j’ai eu la chance d’avoir un grand-père qui, lui, l’encourageait beaucoup et m’a notamment initié au monde de la bande-dessinée.
Quand j’ai commencé mes études, m’a mère m’a suggéré de penser à un plan B, au cas où j’échouais, mais c’était hors de question pour moi : je me disais que j’allais étudier le cinéma, puis partir à Hollywood réaliser des films avec des dinosaures. C’est une innocence que j’ai toujours aujourd’hui, cette conviction que tout est possible pour qui y croit assez fort, et c’est pour ça aussi que j’ai créé mon ASBL, Another Light, pour rendre le cinéma accessible à tous ».
La réalisation
« J’adore diriger une équipe et des acteurs, concevoir la proposition visuelle d’un film, sa musique, son maquillage, ses costumes… Le moindre détail a son importance, car il faut parvenir à transmettre et à traduire visuellement ce qui n’existe jusque-là que dans sa tête ou sur des feuilles de papier. Réaliser un film implique de traverser trois grandes phases : la première est la profonde solitude de l’écriture, puis on se retrouve sur un plateau avec autour de soi une énergie très importante, avant de retrouver la solitude avec le monteur ou la monteuse. Je m’estime extrêmement chanceux d’exercer un métier de passion, d’imaginaire, d’humain… le genre de boulot où on se lève chaque matin avec le plaisir de découvrir ce qui nous attend.
Le revers de la médaille, c’est qu’il n’est pas simple d’en vivre : en parallèle de la réalisation, il faut souvent exercer d’autres missions plus alimentaires, ce qui empêche de se consacrer pleinement à la création. J’en suis à dix-huit films en vingt ans, ce qui est un rythme assez soutenu, mais je ne peux pas me reposer là-dessus et je dois toujours construire de nouveaux récits. L’écriture est un processus de remise en question permanente, qui implique de trouver le juste milieu entre ce qu’on veut raconter et ce qu’on va vouloir montrer ».
Le cinéma belge
« Il est très diversifié dans ses genres et dans ses formes, avec, depuis cinq ans environ, une nouvelle génération de cinéastes qui ont décidé de faire des films autrement, avec l’émergence de productions beaucoup plus accessibles au grand public. Ça bouge tant dans le fond que dans la forme, avec une recherche de dynamisme dans l’image, une musique qui prend plus de place dans le récit et, au final, des films qui parlent très bien de la société d’aujourd’hui. Niveau public par contre, on ne peut pas vraiment faire de généralités, parce qu’il y a une vraie différence entre la Belgique francophone et la Flandre. Chez eux, il y a une volonté de soutenir les talents locaux, et des entrées en salle qui suivent, tandis qu’en Wallonie et à Bruxelles, les chiffres montrent qu’il est bien plus difficile d’attirer un public indigène, qui va avoir tendance à préférer le cinéma français ou américain ».
« Un film flamand qui fonctionne bien peut vite atteindre le cap des 100.000 entrées, tandis qu’en francophonie, on estime que ça a bien marché si on touche 10% de ce public. Peut-être qu’on devrait être un peu plus fiers de nos talents locaux et s’affranchir du « syndrome frères Dardenne » et de cette conviction que le cinéma belge est toujours un peu social. Le milieu est beaucoup plus varié que ça ».
La Ruche
« Papa était ouvrier, maman, secrétaire, et c’est ma relation à elle et à sa bipolarité qui ont inspiré le film. Cela faisait longtemps que j’avais envie de faire un film qui parlait de la maladie de ma mère et surtout des liens qui m’unissent à elle, mais je n’arrivais pas à prendre suffisamment de distance avec le sujet pour l’écrire et ma productrice me disait que le public ne s’y retrouverait pas. Jusqu’au jour où j’ai découvert le livre La Ruche, d’Arthur Loustalot, qui m’a chaviré. Je ne voulais pas lire la fin, parce que je devinais ce qu’Alice (la protagoniste principale, incarnée par Ludivine Sagnier à l’écran, NDLR) allait faire. J’ai filé à Paris sans l’avoir terminé en lui disant que je voulais adapter son roman, dont il m’a dit qu’il expliquait sa relation à sa mère et ses sœurs. J’ai lu la fin du livre sur le chemin du retour, et ça m’a complètement bousillé, mais je me suis immédiatement dit que c’était comme ça qu’il fallait que mon film finisse aussi.
Quand on est l’enfant d’un parent défaillant, on a peur à chaque fois que le téléphone sonne. En préparant La Ruche, j’ai dû faire face au décès de ma propre mère, et cela a été très difficile que la réalité rattrape ainsi la fiction. On travaille toute sa vie à se protéger, puis il suffit d’un coup de fil pour tout faire voler en éclats.
Sa mort a entraîné chez moi la rage de vouloir absolument faire ce film, en montrant bien que les personnes bipolaires souffrent aussi énormément parce qu’elles sont coincées dans une prison mentale. Je voulais que les gens ressortent de la projection en étant conscientisés sur la maladie, mais aussi, en réalisant qu’ils n’avaient pas vu un drame social, mais plutôt un film familial, un film d’amour. Beaucoup de gens sont d’ailleurs venus me trouver après l’avant-première en me disant qu’ils se reconnaissaient parce qu’ils avaient traversé ça aussi. Si j’avais vu ce film ado, ça m’aurait peut-être permis de réaliser que je n’étais pas seul au monde ».
Liège
« J’y ai déménagé par amour il y a une quinzaine d’années, et quand on a rompu, j’y suis resté parce qu’entre-temps j’étais tombé amoureux de la ville aussi. Aujourd’hui ma compagne vit à Bruxelles, mais je n’y suis que la moitié du temps car j’aime trop Liège, et plus précisément le quartier de Saint-Léonard, où j’habite. Ça bouge beaucoup, j’y ai découvert récemment « Ici et Maintenant », un super chouette concept, mais j’ai aussi mes repères au Pépouz Café et mon bureau au Pôle Image. J’aime qu’à Liège, on puisse tout faire à vélo ou à pied : je suis un grand amateur de sport, et il n’y a rien de plus chouette que de pouvoir faire son jogging en bord de Meuse ».
« Le fleuve apporte énormément à la ville, il lui permet de respirer. La scène culturelle principautaire est de plus en plus active et diversifiée, que ce soit sur le plan cinématographique, théâtral, musical ou littéraire. On y trouve des romanciers saisissants, comme Antoine Wauters ou Caroline Lamarche, de nombreux bédéistes de talent… La ville est très dynamique et n’a de cesse de se cultiver ».
L’Europe
« Le volet média du programme Europe créative est très important, car il apporte un soutien aux films européens produits par plusieurs pays, ce qui encourage à collaborer et permet de donner un caractère plus diversifié aux films. Cela favorise un partage de cultures très enrichissant, et une belle émulation qui ne fait pas vivre que le cinéma : toujours plus de gens viennent visiter Liège parce qu’ils l’ont vue dans un film, ça permet à toute une région d’exister et de se développer. Je travaille sur mon second long métrage, Poids plume, pour lequel j’ai reçu un soutien du fonds média, et que je vais potentiellement tourner en partie en France et en Roumanie en fonction d’où le scénario m’emmène. C’est très enthousiasmant parce que ça stimule vraiment les échanges culturels ».
Les critiques
« De l’extérieur, je pense qu’on ne se rend pas toujours bien compte que faire un film, c’est très compliqué, et que cela implique d’investir une grosse partie de soi dans le projet. La Ruche est un film pour lequel j’ai puisé dans l’histoire de ma propre mère, ce qui fait que certaines critiques ont été très dures à lire. Il y en a qui sont constructives, et qui permettent d’aller de l’avant, et d’autres qui semblent n’avoir pour seul but que de détruire et de montrer à quel point le journaliste qui l’écrit admire sa propre plume. Que ce soit Hugues Dayez ou Le Rayon Vert, ils savent très bien ce qu’ils font quand ils publient un brûlot à l’encontre d’un film, et c’est dommage, parce que quand on voit comme les cinémas indépendants se battent pour que le cinéma belge puisse exister, et qu’eux démontent derrière, c’est terrible.
Le cinéma reste une industrie, avec des gens qui tentent d’en vivre, et si on fait des critiques dithyrambiques sur Dune II, alors je crois qu’il est aussi possible de pointer les qualités des films belges, d’autant qu’on ne les met jamais assez en avant. Si on n’aime pas une réalisation, on n’a qu’à pas en parler, mais le faire dans le seul but de détruire, je trouve ça complètement débile ».
Le scénario gagnant
« En tant que cinéaste, je pense que c’est important de faire réfléchir le monde, et pas seulement de lui donner du popcorn et de l’écarter de la réalité pendant deux heures, même si les gens ont besoin de ça aussi. Faire du cinéma, c’est chercher des réponses et faire avancer le monde »
Silence, on tourne !
Quand on lui demande quels cinéastes belges l’inspirent, le Liégeois d’adoption répond d’abord qu’on « ne peut pas tous les citer, d’autant que je ne vois pas tous les films », avant de choisir de mettre à l’honneur ceux que, justement, il « accompagne à chaque film » et dont il ne manque aucune réalisation. De quoi donner des idées aux cinéphiles qui nous lisent ?
- « Felix Van Groeningen, pour une cinématographie innovante à chaque film, une maîtrise de la direction d’acteur et une imagerie de dingue. Je suis trop fan »
- « Fien Troch, pour son travail sur l’enfance et l’adolescence. Elle m’inspire beaucoup dans l’écriture et la mise en scène »
- « Xavier Seron, pour son audace à décaler la société à chaque film. C’est aussi un ami, celui qui m’a appris à conduire. Cela ne s’oublie pas »
- « Joachim Lafosse, pour une œuvre qui questionne toujours les limites. On est de plus en plus dérangé à chaque film, mais c’est ça aussi le cinéma. Se sentir mal à l’aise et se questionner sur le pourquoi. Je garde souvent ses films dans ma tête pendant de longs mois »
- « Olivier Smolders, pour une perception de la vie comme un laboratoire cinématographique. Voir un film d’Olivier, c’est prendre un train de nuit et entrer dans les méandres de l’esprit d’un magicien. Il faut absolument voir et disséquer son cinéma, même s’il le fait très bien lui-même »
- « Eve Duchemin, pour son engagement dans les luttes. Un cinéma qui se cherche, qui se pousse, mais qui ne recule devant rien »
- « Paloma Sermon Daï, c’est le cinéma que j’attendais en Belgique. Celui où l’on offre aux amateurs la place principale. C’est aussi un exercice de laboratoire et de liberté. C’est tellement plaisant d’entrer dans ce cinéma solaire et engagé »
- « Jean-Pierre et Luc Dardenne, car ce sont mes mentors et que chaque film est une promesse et une réflexion sur un sujet fort. Ce sont pour moi de grands polars dessinés au scalpel. J’ai une préférence pour leurs débuts. « Rosetta » et « Le Fils » sont exceptionnels »
- « Laura Wandel, qui a un cinéma qui travaille sur les corps, comme moi. Je me sens assez proche de son travail et de sa vision du monde. Nous sommes tous les deux des angoissés avec des formes différentes. Son cinéma me parle beaucoup et j’apprécie énormément la radicalité de sa caméra »
Clair-obscur
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Pour une séance ou pour la vie, à Bruxelles ou en Wallonie, tour d’horizon des cinémas favoris d’un spectateur qui y projette parfois ses propres films aussi :
- Les Grignoux (Liège/Namur), car j’habite à Liège et qu’ils défendent un cinéma européen tout en permettant également au documentaire d’avoir une véritable visibilité. C’est une grande famille où il est bon simplement de discuter autour d’une bière @lesgrignoux
- Le Cercle du Laveu (Liège) car il permet de revoir des films qui n’ont pas eu une grande diffusion, et cela dans un lieu qui se veut engagé. C’est aussi la possibilité d’analyser des films avec du recul et de proposer de nouvelles grilles de lecture. Voir du cinéma, cela se fait aussi à travers des espaces underground . Il faut défendre ces lieux de proximité et leur donner encore plus de visibilité. cercledulaveu.be
- Le cinéma Nova (Bruxelles), car c’est un cinéma marginal et underground (et on a manqué de le perdre) avec une programmation hors des sentiers battus. Quand on est jeune cinéaste, on est heureux qu’un cinéma comme le Nova diffuse nos films. Il ne faut pas l’oublier en grandissant. Un petit coup de cœur aussi pour le Kinograph @cinemanova / @kingraphebe
- Les cinémas Plazza (Hotton), le Patria (Virton), les Variétés (Waremme) sont des cinémas familiaux, de passionnés, avec un sens aigu de la programmation, où le seul mot d’ordre est l’échange entre le public et le cinéma. Nous sommes dans une clientèle fidèle. Une valeur que je trouve très importante à l’heure actuelle – www.plazahotton.be / www. cinepatria.be / @cinemalesvarietes
Ça a été tourné près de chez vous
Les meilleurs films tournés en Belgique francophone selon le réalisateur de La Ruche ?
- « Rosetta », « Le Fils », « Le Silence de Lorna » et « Tori et Lokita » de Jean-Pierre et Luc Dardenne
- « Il pleut dans la maison » de Jean-Pierre de Paloma Sermon Daï
- « Grave » de Julia Ducournau
- « Annette » de Leos Carax
- « Un monde » de Laura Wandel
- « Seule à mon mariage » de Marta Bergman
- « Souvenir » de Bavo Defurne
- « Eldorado » de Bouli Lanners
- « Je suis à toi » de David Lambert
Plus d’infos
Cet article a originellement été publié dans le numéro #8 du magazine SIROP paru en juillet 2024 (www.siroplemag.be). Creative Kingdom est un projet cofinancé par l’Union européenne. Les points de vue et les opinions exprimés dans ce numéro sont uniquement ceux des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les points de vue et les opinions de l’Union européenne. Ni l’Union européenne ni l’organisme qui alloue les fonds ne peuvent en être responsables.
Crédits photos : (c) Joan Repiso, Old Continent Agency, (c) lepole, (c) Charlotte Princen