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Brode the Kasbah, la mode cosmique selon Kenza Taleb

Sélectionnée pour rejoindre les résidents de l’incubateur du MAD, Kenza Vandeput Taleb est en train de projeter son label Kasbah Kosmic dans une autre galaxie. Passée ces dernières années du secret d’initié au rang des labels belges que tout modeux se doit de connaître, sa marque n’a pourtant rien perdu en authenticité. Rencontre avec une Bruxelloise qui crée du vrai.

Kenza Vandeput Taleb a le tutoiement facile de ceux pour qui ce n’est pas une affectation, mais bien un état d’esprit. Chaleureuse et solaire, la styliste bruxelloise de 31 ans irradie d’une énergie contagieuse, et est la meilleure ambassadrice de Kasbah Kosmic, la marque de vêtements upcyclés qu’elle a créée à son image. Et qui reflète le parcours personnel de celle qui a d’abord cherché sa voie avant de réaliser que cette dernière avait toujours été toute tracée. Née à Uccle d’une mère algérienne assistante sociale et d’un père belge médecin, Kenza grandit « dans une famille scientifique », où l’on encourage l’ouverture d’esprit et la curiosité. Aujourd’hui adulte, elle réalise sa chance qu’on ait toujours laissé place à sa créativité, sans jamais tenter de la pousser vers l’une ou l’autre activité. D’autant que déjà à l’époque, sa passion prend forme : « Enfant, j’adorais m’habiller. Je pouvais passer des journées entières à fouiner dans les armoires de ma mère et à changer de tenue. J’ai beau venir d’une famille plutôt cartésienne, parfois, on peut être artiste dans sa manière de vivre, et grandir dans un foyer avec une double culture a été hyper stimulant pour moi ».

 

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Et pour sa prédilection précoce pour la mode. « J’ai fait mon apprentissage de la mode dans les placards de ma mère. Elle allait shopper dans les magasins de seconde main bien avant que ce ne soit tendance, elle ramenait des tissus d’Algérie, et très jeune déjà, j’aimais les manipuler et m’inventer des tenues avec ». En parallèle, la petite Kenza fait beaucoup de sport, « énormément de gymnastique », et y voit aussi un élément formateur de son esthétique actuelle. « Je m’habillais beaucoup en sportswear, et ça a formé mes goûts, car je m’inspire toujours beaucoup des vêtements de sport aujourd’hui ». Tout naturellement, au moment de choisir une orientation après ses humanités, elle s’inscrit donc en stylisme à Francisco Ferrer, avant de bifurquer vers un Bachelier d’assistante sociale, « parce que je n’aimais pas l’aspect trop technique des études de stylisme. Ce que je voulais, moi, c’était créer ». Ou, à défaut donc, travailler au contact des autres : « j’ai opté pour le social sans jamais renier ma passion pour le vêtement », assure-t-elle. Mais tout de même, comme une couture mal finie, cette passion inassouvie la démange. Alors une fois son diplôme en poche, elle tente l’Académie d’Anvers, y est acceptée, mais en un an seulement, elle déchante. « À l’époque, j’ai pensé arrêter la mode. J’étais un peu fâchée sur tout : le système, les académies… La possibilité d’une mode plus durable n’était pas encore au programme des écoles, pas plus que le concept d’identité. À l’époque, je m’intéressais déjà à la mode modeste, et mon travail autour du hijab n’avait pas été très bien reçu par mes professeurs ».

« À Anvers, ils pratiquent une pédagogie  un peu hard. On n’hésite pas à casser les élèves si on estime que c’est nécessaire,  et moi qui ai un côté très humain, je ne me reconnaissais pas dans cette  manière très subjective d’évaluer et je  me demandais ce que je foutais là »

Pour autant, la créatrice de Kasbah Kosmic n’y voit pas que du négatif, et confie y avoir appris « à travailler vite et bien, pour suivre le rythme exigé des élèves ». Un apprentissage utile puisqu’après cette tentative avortée de décrocher ce qui reste considéré par beaucoup comme un précieux sésame pour s’infiltrer dans le monde de la mode, elle décide alors, en marge de son métier d’assistante sociale dans une école à pédagogie active, de passer une bonne partie de son temps libre à remanier les vêtements qu’elle chine dans les friperies de la capitale. Fin de l’Acte I.

Chemins de traverse

Nous sommes alors en 2018, et essor des blogs et autres réseaux sociaux aidant, le seconde main s’apprête à passer de choix de nécessité à parti pris revendiqué. Soudain, aller aux puces ou en friperie n’est plus un simple acte transactionnel, mais bien un état d’esprit et, surtout, une manière de revendiquer son unicité à l’heure où l’emballement 2.0 accélère une forme d’uniformisation de l’esthétique. Pour Kenza, la démarche va plus loin encore, et touche à l’intime et aux racines.

« Comme j’ai la double culture belge et algérienne, je me suis toujours questionnée sur qui j’étais vraiment, et le vêtement a toujours été une manière pour moi de transposer ce patchwork identitaire. J’ai commencé à retravailler les vêtements que je chinais en les agrémentant des tissus de ma mère et des ornements que je ramenais d’Algérie. C’était le début  d’Instagram, les gens commençaient  à s’en servir comme vitrine, et je me  suis dit ‘pourquoi pas moi ?’. Tout est  parti d’une intention assez naïve : je ne  pensais pas tant créer ma marque que  simplement partager mon travail ».

 

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L’usage journalistique voudrait qu’apparaissent ici les mots « Kasbah Kosmic était née », mais dans les faits, cette identité, ou du moins, son appellation, a été « longue à trouver ». « Comme je n’avais pas fini l’Académie, c’est comme si je ne me sentais pas vraiment légitime d’utiliser mon propre nom. Je voulais une entité séparée, même si Kasbah Kosmic, c’est moi. La Casbah, c’est un hommage à l’Algérie, où le lieu fait office d’âme des villes. Kosmic, c’est parce que j’ai grandi avec un papa passionné d’astronautique, qui m’a inculqué qu’on appartenait à quelque chose de plus grand que ce qui se passe sur terre, et puis c’est mon interprétation de la Casbah, aussi : elle est d’ailleurs, elle est infinie, et c’est ça que je veux mettre en avant en contribuant à allonger le cycle de vie des vêtements ».

Voire même, en leur offrant carrément une nouvelle vie, car entre ses assemblages bariolés et les ornements travaillés qu’elle y appose, toute pièce qui passe entre les mains de la Bruxelloise se métamorphose. « J’imagine mon esthétique comme un espèce de voyage sous acide à travers la Casbah d’Alger, sourit-elle. Un patchwork d’histoires et de cultures où plusieurs univers se rencontrent, et où les vêtements permettent à des personnes qui ont conscience de l’importance de l’environnement et de la mode durable de transcender leur identité ». Et si, entre sa double culture et son penchant pour la mode modeste, il serait tentant de vouloir faire rentrer Kenza dans une case, celle-ci s’y refuse, crée « pour tout le monde », tous genres confondus, et confie qu’une de ses clientes les plus fidèles « est une Flamande d’un certain âge. Personne n’imaginerait qu’elle porte mes vêtements, mais c’est justement cette pluralité qui me plait. Je trouve ça magique de pouvoir créer des connections avec des personnes qui évoluent dans un autre monde que le mien, mais à qui mes créations parlent quand même ». D’autant que cette transcendance reste, selon elle, encore trop rare dans la mode belge.

Sang neuf

« D’un côté, l’histoire de la mode y est assez forte, avec tous les grands designers qu’on connait, mais parfois, j’ai aussi l’impression que ce sont toujours les mêmes noms qu’on entend en boucle depuis 30 ans. Ils sont très doués, très bons dans ce qu’ils font, mais il y a aussi énormément de jeunes talents à qui ce serait bien de donner un peu plus de place. C’est toujours le même refrain quand on parle de mode belge, ça tourne autour de Martin Margiela, Walter Van Beirendonck… C’est quelque chose de très européen, au fond : aux States, ils vont préférer la nouveauté et traquer le sang frais, mais ici, on va se reposer plus sur ses acquis ». Et faire le choix de la sécurité : « le consommateur belge a tendance à être frileux, et à rechigner à dépenser son argent pour acheter une pièce signée d’un créateur qui n’est pas encore confirmé. Les Belges préfèrent investir dans un nom, c’est un marché un peu plus vieux et un peu moins dynamique, encore très attaché à une forme de renommée qui sécurise ». La solution pour percer dans ce milieu très (trop ?) fermé ? Pour celle qui confie, espiègle, avoir choisi d’accoler le nom de sa mère à son prénom, « parce que quand je dis à mes potes français que je m’appelle Vandeput, ils rient en croyant que je fais une blague », cela a pris la forme d’un soutien institutionnel arrivé pile au moment où il fallait.

 

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En l’occurrence, une résidence au MAD, dont l’incubateur vise à soutenir les « designers et les créateur-ices qui cherchent à remettre en question les défis actuels du secteur de la mode et du design et de la société en général ». Vaste programme. En juin 2022, alors que notre créatrice cosmique vient de quitter son travail d’assistante sociale pour se lancer « à 100% dans la mode », elle apprend que son dossier de candidature vient d’être accepté, « parce que la vie est parfois bien faite ». Adieu, l’atelier de fortune dans son salon, Kenza s’installe dans un lieu de travail partagé avec une douzaine de créateurs, ce qui, au-delà de l’espace, permet également une « belle synergie ». Soutenu par des fonds FEDER au moment du financement de son bâtiment, le MAD est « un incontournable dans le secteur du vêtement », assure Kenza, qui, n’en déplaise à celles et ceux qui voient comme futiles les investissements d’envergure dans le secteur créatif, rappelle que « la culture est le poumon de la société. Ce n’est pas surprenant que l’Union européenne finance le MAD, parce que c’est un vivier de talents venus des quatre coins du continent, et il lui faut un financement correct pour pouvoir mener ses objectifs à bien. Depuis la pandémie, il y a beaucoup de questionnements sur la pertinence de financer ces secteurs, mais si on ne soutient pas la culture et l’art, c’est toute une dimension de la société qui risque de disparaître ».

Vers l’infini, et au-delà

Car malheureusement, la renommée ne paie pas plus le loyer que les matières premières, et si Kasbah Kosmic est en train de se tisser une place de choix dans le paysage de la jeune création belge, sa fondatrice, elle, n’arrive pas encore à se payer un loyer ni à vivre pleinement de son activité. « C’est pour ça aussi que c’est si précieux pour moi d’être dans un incubateur de projets. Ça me permet de travailler aussi sur le côté business de mon activité, dont je ne me préoccupais pas avant parce que je créais des vêtements en marge de mon travail à temps plein. Je suis designer, mais je suis une entrepreneuse aussi, et si je veux en vivre à 100% et atteindre mon objectif d’être rentable d’ici à fin 2024, je dois également m’intéresser à l’aspect plus pragmatique de mon activité ». Le soutien du MAD ? Outre la mise à disposition d’un local et l’accompagnement par une série de coaches, « cela m’a aussi donné accès à un réseau que je n’aurais pas forcément pu me créer par moi-même ».

 

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Ça y est, l’entretien dure depuis plus d’une heure, et le mot en « r », celui qu’on répète à tous les créatifs qui rêvent de vivre de leurs idées retentit. Sauf que contrairement à ce qu’on martèle sur l’importance des contacts et du réseautage, pour Kenza, la clé du succès se trouve ailleurs. « Le plus important, c’est de créer un univers qui te soit propre. De faire preuve de persévérance, aussi, de savoir où et quand demander de l’aide, et puis de créer, créer, créer, tout le temps, qu’il s’agisse de tes produits ou de ton identité. Plus tu crées, plus celle-ci devient forte, et plus ce que tu veux montrer de ton travail est évident pour les autres ». Si la native d’Uccle clame, rieuse, que « bien sûr » qu’elle est fière de savoir qu’elle est soutenue indirectement par l’Europe, « parce que ça dénote une envie de promouvoir les jeunes artistes », quand on lui demande si, à choisir, elle envisagerait son parcours différemment, son ton se fait soudain plus sérieux. À changer ? « Rien. Ce n’est pas de l’arrogance, simplement, je pense que les échecs et les moments très difficiles à affronter m’ont forgée et ont fait de mon projet la belle histoire qu’il est aujourd’hui. J’aurais pu baisser les bras après cette première année à l’Académie, ou quand j’ai eu un temps l’impression que j’évoluais à des années lumières du monde dans lequel je voulais être, mais c’est en dépassant ces obstacles que j’en suis arrivée là ». Dans une autre galaxie, où pointe déjà la promesse de ponts vers des univers plus lointains et pourtant si proches de qui est cette créatrice aux identités multiples et bigarrées. « Actuellement, tous mes vêtements sont produits à Bruxelles, parce que l’aspect local est très important pour moi, mais j’aimerais peut-être développer une collaboration avec des artisans qui font de la broderie en Algérie ». Un chemin tissé dans les astres dès la naissance de celle qui, plus jeune, a parfois eu du mal à trouver sa place, et a donc décidé, de fil en aiguille, d’en coudre une à son image. Qui a osé prétendre que l’habit ne fait pas le moi ?

Capitale cosmique

J’ai grandi à Forest, mais j’habite à Anderlecht. Ça reste assez proche de chez mes parents, mais c’est un quartier où il est encore possible d’avoir un peu d’espace. Mes spots préférés :

  • La Fourmilière : un café culturel qui a réussi à fédérer une vraie communauté, rue d’Aumale 19c, 1070 Anderlecht – @la.fourmiliere.be
  • Le Chapeau Blanc : une brasserie qui propose une cuisine maison ultra réconfortante, et puis il y a une boutique de seconde main géniale, aussi sur la rue Wayez. Je ne sais pas comment elle s’appelle, et le patron l’ouvre un peu quand il veut, mais on y trouve des pépites, rue Wayez 200, 1070 Anderlecht – @chapeaublanc_ anderlecht
  • La Flaque : mon QG près du MAD. Un bar à vins et assiettes natures, quai aux Briques 84, 1000 Bruxelles – @laflaque_bar
  • Le Pré Salé : une brasserie typique et chaleureuse, rue de Flandre 20, 1000 Bruxelles – www.lepresale.be
  • Aux Armes de Bruxelles : véritable institution de la capitale, rue des Bouchers 13, 1000 Bruxelles – @auxarmesdebruxelles

 

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Niveau boutiques, je suis fan de KARAT (rue de Flandre 26, 1000 Bruxelles – @karatbrussels) et Think Twice (place du Vieux Marché aux Grains 57, 1000 Bruxelles – @thinktwicebelgium) et je suis abonnée aux Petits Riens (@petitsriens.be).

 

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Tous quartiers confondus, mes adresses mode préférées à Bruxelles sont Koolkoper, à Saint-Gilles (rue du Fort 26, 1060 Saint-Gilles – @koolkoper_bxl), Stijl (rue Antoine Dansaert 74, 1000 Bruxelles – @ stijlbrussels), Erratum (rue Saint-Christophe 7, 1000 Bruxelles), l’Oxfam de la rue de Flandre (88, 1000 Bruxelles – @oxfam.be), et SMETS  (rue de Namur 68, 1000 Bruxelles – @smets_store).

 

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Bruxelles est une ville cosmopolite et multiculturelle, où on trouve une sympathie  et une humilité qu’on ne retrouve pas dans d’autres capitales. On ressent quand même qu’on est dans la capitale de l’Europe, parce que ça amène pas mal d’évènements, et il y a toute une structure et un quartier qui se sont développés autour de ça, mais pour autant, on n’est pas dans la même énergie étourdissante qu’à Paris. Tu peux aller le matin aux Marolles boire ton petit café, c’est tranquille. Les gens sont plus chaleureux, plus à l’aise, il y a une vraie douceur de vivre.

Plus d’infos

Cet article a originellement été publié dans le numéro #8 du magazine SIROP paru en juillet 2024 (www.siroplemag.be). Creative KIngdom est un projet cofinancé par l’Union européenne. Les points de vue et les opinions exprimés dans ce numéro sont uniquement ceux des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les points de vue et les opinions de l’Union européenne. Ni l’Union européenne ni l’organisme qui alloue les fonds ne peuvent en être responsables.

Crédit images : Kenza Vandeput Taleb (c) Sam Gilbert ; Kasbah Kosmic (c) Pietro Barbarossa ; MAD Brussels, Rue Du Vautour © Studio HIER by Joe Khoury studio ; MAD Brussels © Studio HIER by Joe Khoury studio; MAD Brussels © Studio HIER by Joe Khoury studio; MAD Brussels (c) Maxime Delvaux

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Journaliste pour Le Vif Weekend & Knack Weekend, Kathleen a aussi posé sa plume dans VICE, Le Vif ou encore Wilfried, avec une préférence pour les sujets de société et politique. Mariée avec Clément, co-rédacteur en chef de Boulettes Magazine, elle a fondé avec lui le semestriel SIROP, décliné à Liège et Bruxelles en attendant le reste du pays.