
De l’autre côté du Canal
Fondateur du cabinet L’Escaut Architectures, qui enchaine les projets phares depuis trente-cinq ans aux quatre coins du pays, Olivier Bastin et son équipe achevaient récemment la Grande Halle, à Bruxelles. Mission : poursuivre la renaissance d’un canal toujours en quête d’identité. Sacré défi pour un homme… de défis.
II fut le tout premier bouwmeester-maître architecte de la région de Bruxelles-Capitale, chargé d’apporter un maximum de cohérence et de qualité architecturale aux grands projets urbains de la capitale. Autant dire que durant toute la période de son mandat, de 2009 à 2014, l’homme en a appris beaucoup sur cette drôle de ville qu’est Bruxelles, ses bâtiments à ressusciter, ses quartiers à repenser ou ses espaces à redessiner. Surtout que, pendant ce temps-là, Olivier Bastin continuait à s’occuper de sa coopérative L’Escaut Architectures, fondée en 1989 avec la metteuse en scène et comédienne Micheline Hardy. Une entreprise qui ne connaît pas la crise, avec des projets qui convoquent à la fois la science de l’architecture et celle de la scénographie afin de donner un second souffle à toutes sortes de lieux : théâtre, parc, école, brasserie, usine, square ou centre culturel.
Si le cabinet d’Olivier Bastin est actif dans tout le royaume, c’est à Bruxelles qu’il est établi, dans une rue de l’Escaut située à quelques enjambées de Tour & Taxis et d’un canal qui ne compte plus les travaux destinés à lui refaire une beauté. Bien sûr, quand un concours a été lancé pour le réaménagement de la Grande Halle, un peu plus au sud sur ce même canal, il était hors de question que la victoire lui échappe. Bingo : L’Escaut, en association avec le bureau Zampone Architecten, a décroché ce projet qui, en partie soutenu par le Fonds européen de développement régional (FEDER), avait pour objectif délicat – mais passionnant – de tenir compte de l’héritage industriel des lieux tout en y créant de nouvelles dynamiques. Une belle occasion, pour Olivier Bastin, d’ajouter sa pierre à l’édifice dans la longue quête de reconnaissance d’un canal que les Bruxellois regardent d’un drôle d’œil depuis (trop) longtemps.
Le canal bruxellois fait l’objet de vastes réaménagements depuis de nombreuses années. En quoi ce lieu est-il passionnant pour un architecte ?
« Parce qu’il représente un défi qui n’est pas seulement architectural, justement, mais aussi social, économique et paysager. C’est un lieu qui exige une réflexion globale. Quand on a rénové la Grande Halle, par exemple, on savait qu’on était dans une situation très particulière, dans un quartier Heyvaert axé autour du commerce des voitures, avec des familles qui sont parfois établies là depuis plusieurs générations, des habitants à revenu modéré et des travailleurs plus ou moins déclarés… L’objectif, au-delà du strict projet de la Halle, était donc de réaménager l’espace public tout en décloisonnant le quartier ».
On est loin de l’image du super-architecte qui laisse s’exprimer son imagination dans un projet tape-à-l’œil…
« En effet ! Nous en étions très conscients, en lisant les exigences du concours. Les architectes, dans ce genre de cas, ne sont finalement qu’une aide parmi d’autres. Ils sont là pour montrer ce qui est possible, soutenir un ensemble d’objectifs avec toutes les difficultés – et les ennuis – que cela comporte. Selon moi, la Grande Halle est un projet audacieux, puisqu’il s’agit d’ouvrir un véritable lieu de vie à l’intérieur d’un îlot, avec à la fois un espace culturel, des ateliers associatifs, des logements, des zones vertes et une grande crèche pour 72 enfants… Il faut donc délimiter les espaces, mais aussi penser à la gestion et à l’entretien du lieu, à la mobilité, etc. C’est un sacré boulot ».
« Le canal n’est plus à considérer comme une frontière, on comprend désormais qu’il peut servir de lien : c’est pour ça qu’on y construit de nombreuses passerelles, notamment ».
Votre parcours vous a mené dans toute la capitale, et bien au-delà. Selon vous, pourquoi le canal est-il à ce point au cœur des attentions ?
« Je le vois un peu comme une sorte de Grand-Place qui polarise et qui attire, mais qui attend patiemment qu’on appuie sur le bouton ON et qu’on allume toutes ses lumières pour que la fête commence. C’est un lieu important parce qu’il a permis l’essor économique de Bruxelles. Après, on l’a laissé de côté, faire sa vie. Et maintenant, on prend enfin conscience de son potentiel ».
La question est peut-être un peu naïve, mais pourquoi ne se contente-t-on pas de tout détruire, puis de reconstruire par-dessus ?
« Parce que l’héritage industriel est une notion importante. C’est une base de réflexion qui consiste à se demander pourquoi le passé, à tel ou tel endroit, était si florissant, et dès lors, à mieux le cerner pour comprendre comment le rendre attrayant aujourd’hui. C’est ce que j’apprécie aussi dans ce métier : imaginer une mutation, plutôt que d’envisager une simple tabula rasa. En plus, les notions de circularité, de réutilisation des matériaux ou d’économie d’énergie sont devenues évidentes pour tout le monde, aujourd’hui. J’aime assez l’idée du patrimoine vivant ».
Beaucoup de vos projets sont en partie soutenus par le Fonds européen de développement régional. C’est une plus-value qui n’est pas uniquement financière…
« Non, car c’est aussi une manière de rendre un projet plus visible. Quand les gens du FEDER viennent ici, sur le terrain, pour visualiser une opération qu’ils financent, cela leur permet de constater comment nous travaillons en Belgique, parfois de façon très artisanale, pour mettre sur pied des projets éclectiques. Ils voient comment nos méthodes portent leurs fruits, notamment au niveau de la fameuse « acuponcture urbaine » qui consiste à revitaliser les villes en réorganisant des points clés de façon durable. Les fonds FEDER sont très fréquents dans les contrats de quartier, et je trouve que c’est une bonne chose, car ça concerne des projets qui répondent à des objectifs complets ».
Vous parlez d’objectifs économiques et sociaux, entre autres.
« Tout à fait. Je n’ai plus trop le temps, aujourd’hui, de faire moi-même les visites du côté du canal, avec les écoles. Mais quand je le faisais, j’adorais ça, parce que je constatais à quel point les jeunes étaient sensibles à cette zone « laboratoire » et aux dizaines de projets qui s’y implantent. À chaque fois, la promenade débouchait sur une réflexion passionnante sur la façon de repenser un endroit tout en essayant de créer de l’emploi ou de relancer une activité économique. Tout cela sans oublier l’aspect humain ».
C’est particulièrement vrai dans le quartier de la Grande Halle, où les habitants les plus fragiles peuvent craindre un phénomène de gentrification. En tant qu’architecte, on doit souvent vous questionner sur le sujet, non ?
« Oui, mais ma réponse est toujours la même : allez donc vous promener dans ces quartiers repensés, et vous verrez par vous-même que cette gentrification n’est pas une réalité. Pour avoir beaucoup échangé avec les gens du quartier Heyvaert, je peux vous dire qu’il y a une vraie résistance, notamment parce qu’il y a de nombreux habitants qui sont devenus propriétaires à des prix très accessibles, non pas pour faire de la spéculation immobilière, mais pour loger leurs familles. Bien sûr, on ne peut rien faire contre les logements privés, et on est clairement à la traîne en matière de logement social. Mais à côté de cela, les Agences Immobilières Sociales (AIS) fonctionnent pas mal, en aidant les propriétaires plus âgés ou plus précarisés à rénover ou louer leurs biens ».
Inclure les habitants du quartier dans un projet, c’est essentiel ?
« C’est même productif. Personne ne connaît mieux un quartier que ses propres habitants, et on avance avec eux. Ici, par exemple, on est à deux pas de l’Institut des Arts et Métiers : ça semble évident de faire appel à des jeunes étudiants qui sont en train de se former à l’électricité ou à la plomberie, et qui sont fiers de pouvoir réparer des trucs, remettre des machines en route qui vont servir à l’organisation d’un événement important. Les forces locales, c’est un vrai atout ».
« Quand je vous dis que ça résiste plutôt bien à Bruxelles, je pense aussi au quartier Dansaert. Il y a 30 ans, les jeunes designers flamands ou européens sont venus s’y installer, et tout le monde était convaincu que ça allait complètement transformer le visage des lieux. Or, je peux vous dire que la mixité est toujours bien là, tant au niveau de la population que de la variété des commerces ».
Parmi les impératifs dont doit tenir compte un architecte d’aujourd’hui, il y a bien sûr l’écologie. C’est un enjeu majeur ?
« Oui, et parfois, c’est aussi un vrai casse-tête. Le canal, il faut savoir qu’avant 1930, ce sont deux pentes et une zone d’eau au milieu. Durant l’entre-deux-guerres, on a relevé les talus pour creuser un peu plus profondément, avec l’idée de « cacher ces péniches qu’on ne saurait voir » en raison de la ville qui se densifiait au-dessus. Pour niveler le terrain, ils ont utilisé du matériau peu coûteux, ramené depuis les terrils de Charleroi et, donc, remplis d’une houille qui est aujourd’hui considérée comme un hydrocarbure polluant. Traduction : aujourd’hui, tout le remblais est pollué sur près de trois mètres de hauteur. Autant dire que ce fut laborieux en matière de dépollution des sols, et qu’il a fallu être ingénieux pour réussir, malgré tout, à planter des arbres ! »
Est-ce que vous rêvez d’un canal où les Bruxellois peuvent à la fois faire la fête, se cultiver, travailler… et nager ?
« Bonne question. Quand j’étais bouwmeester, j’ai toujours dit qu’il fallait faire quelque chose pour assainir tout cela. Mais le directeur du port de Bruxelles m’a gentiment répondu que les égouts périphériques s’y jetaient par temps de grosse pluie, et que ça demanderait donc du temps. Moi, je rêve qu’on fasse comme dans d’autres grandes villes, où le défi paysager consiste à reconnecter la ville à son cours d’eau. En Flandre, c’est presque une tradition. Chez nous, c’est moins évident, même si les récentes inondations ont accéléré la réflexion autour des canaux. Et je suis convaincu que c’est une vraie attente des habitants ».
La mobilité est, elle aussi, indissociable de l’évolution de votre métier ?
« Naturellement. On n’imagine pas un projet comme la Grande Halle sans prévoir des parkings à vélo, mais tout en tenant compte du fait que des gens continuent à rouler en voiture, notamment pour déposer leurs enfants à la crèche ou à l’école. Je n’ai pas compté le nombre de réunions qu’on a déjà eues avec Bruxelles Mobilité. Le plus compliqué, ça a été le moment où on leur a fait comprendre que, pour rénover la Grande Halle, on allait devoir rogner un tiers de la piste cyclable devant l’îlot. Je suis moi-même cycliste et grand défenseur de la mobilité douce, mais aujourd’hui, ça devient un peu exagéré : on nous a dit qu’on ne respectait pas les cyclistes, voire qu’on les injuriait. C’est sûr que l’architecture urbaine est devenue un jeu d’équilibriste parfois délicat ».
Comme vous aimez les défis, vous aimez aussi intégrer des éléments inattendus à vos projets…
« Oui, par exemple, ici, je voulais qu’un jour, on puisse faire du kayak ou du canoé sur le canal. Il y a une quinzaine d’années, un projet de piscine à ciel ouvert avait été envisagé… puis abandonné. Par contre, nous, on a creusé deux rampes dans le mur. Allez donc vous y promener, et quand vous arriverez au bord de l’eau, vous aurez la sensation d’être soudainement coupé des bruits de la ville. Avec de la chance, vous serez même en contact direct avec les canards, les oies ou les poules d’eau. Mon espoir, c’est qu’un vrai microbiote s’y déploie. Ce n’est pas impossible, puisqu’on a prévu un système qui rejette l’eau de pluie de la toiture dans le canal… Petit à petit, qui sait ? »
Un architecte dans la ville : les incontournables d’Olivier Bastin du côté de « son » canal
- Charleroi Danse : « Voisine de Cassonade, l’antenne bruxelloise de Charleroi Danse n’est pas seulement l’ex-antre du mythique Plan K : c’est aussi un lieu où la danse contemporaine s’exprime librement sous la forme de spectacles épatants », Rue de Manchester 21, 1080 Molenbeek-Saint-Jean – @charleroidanse
- BelMundo : « On est ici dans un autre bâtiment rénové : celui de la malterie de Belle-Vue. On doit ce restaurant à l’organisation Groot Eiland, qui offre des formations aux jeunes ayant difficilement accès au marché du travail. Au programme : ambiance chaleureuse, soupes, pâtes, salades et brunch le dimanche. Les chefs travaillent uniquement avec des producteurs locaux, tandis que les meubles en bois ont été fabriqués par leur propre menuiserie nommée Boomerang, qui vend son mobilier sur place », Quai du Hainaut 41-43, 1080 Molenbeek-Saint-Jean – @belmundobxl
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- Coop: « Nous sommes le peuple du canal », argumente fièrement ce lieu qui entend faire le lien entre les différents quartiers et les populations du canal. Comment ? Via des ateliers, des promenades actives ou une expo permanente, notamment. Côté café, les plats du jour et les potages se dégustent face à une très jolie vue sur la Vallée de la Senne », Quai Demets 23, 1070 Anderlecht – coop.brussels
- Cassonade : « Créé en 2021 par les habitants du quartier de la Duchesse, à Molenbeek, ce restaurant solidaire s’articule autour d’un concept simple : chaque repas a été payé par une personne qui est passée avant vous. Le menu change tous les mois. Bien sûr, comme il s’agit d’un espace de générosité, il fonctionne avec des dons. Pourquoi « Cassonade » ? Parce qu’il se trouve dans l’ancienne raffinerie Graeffe, où le célèbre sucre a été inventé », Rue de Manchester 25, 1080 Molenbeek-Saint-Jean – @cassonade_1080
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- Recyclart : « Les Bruxellois connaissent bien le Recyclart, jadis établi à la gare de Bruxelles-Chapelle, et qui a déménagé à Molenbeek en 2018. Ce centre d’art multidisciplinaire possède sa Fabrik qui travaille artisanalement le bois ou le métal à la demande. Et les fidèles de son bar-resto savent à quel point on y mange de bonnes choses, peu importe le régime alimentaire (veggie, halal, végan…). En été, la terrasse est parfaite pour un apéro post-boulot et pour se plonger dans une carte de bières aussi variée qu’inspirée, entre les flacons d’abbaye et ceux estampillés Brussels Beer Project ou La Senne », Rue de Manchester 13-15, 1080 Molenbeek-Saint-Jean – @recyclartbxl
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Plus d’infos
Cet article a originellement été publié dans le numéro #8 du magazine SIROP paru en juillet 2024 (www.siroplemag.be). Creative Kingdom est un projet porté par SIROP et Old-Continent et cofinancé par l’Union européenne. Les points de vue et les opinions exprimés dans ce numéro sont uniquement ceux des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les points de vue et les opinions de l’Union européenne. Ni l’Union européenne ni l’organisme qui alloue les fonds ne peuvent en être responsables.
Texte : Nicolas Balmet
Crédits images : (c) Joan Repiso, Old-Continent