Le grand combat de Lisette Lombé
En quête de catharsis après un burn-out, Lisette Lombé a choisi d’emprunter et d’explorer les voies parallèles de l’écriture et du slam. Depuis ses débuts, son éventail littéraire n’a cessé de se déployer, l’emmenant sur des territoires variés, mais toujours pied au plancher. Sept ans et une dizaine de textes plus tard, elle compte aujourd’hui parmi les voix les plus respectées de la littérature belge, francophone, et européenne. Journaliste pour SIROP, écrivain et auteur de « Relation » (L’Arbre à Paroles, 2023), Alexis Alvarez raconte son parcours, comme un reporter au pied du ring. Après la sociologie, la poésie serait-elle devenue elle aussi un sport de combat ?
Itinéraire d’une poétesse engagée
Au départ il y eut donc, en 2017, « La magie du burn-out », récit autobiographique d’une guéri-son au diapason de l’expérience poétique. Très vite, gagnée par l’envie de donner corps et voix aux mots sur scène, l’autrice se mue en slammeuse, notamment sur les planches du Théâtre National en 2018. Dorénavant, la scène et la page ne cesseront de se nourrir mutuellement. « Black Words », (L’Arbre à Paroles, 2018), signe son passage à la poésie, une poésie engagée, profondément imbibée de luttes raciales et sociales. En 2020, « Venus poetica » (L’Arbre à Paroles) témoigne d’un retour vers l’intime, vers le corps et la sexualité, sans rien céder en matière d’engagement. Jamais la poésie n’est reléguée au rang d’ornement déconnecté de la réalité. Car quoi de plus politique que l’intime ? Pour citer Audre Lorde, l’une de ses héroïnes : « La poésie n’est pas un luxe, c’est une nécessité vitale ». Le corps individuel résonne aussi de toutes les souffrances infligées aux personnes racisées.
Dans le sillage du très bel accueil reçu par ces deux ou-vrages, l’autrice est contactée par les éditions de L’Icono-claste, basées à Paris, qui aimeraient la compter parmi les premières à intégrer leur toute nouvelle collection L’Ico-nopop. Le sésame de la publication en France, vue comme un Graal par de nombreux auteurs et autrices belges, s’ouvre à elle. « Brûler, brûler, brûler » paraît en 2020 et remporte le Prix Littéraire Les Grenades, de la RTBF.
Brûler. Un verbe, une action, un programme. Une combustion qui reflète bien la poésie de Lisette Lombé : consumer son énergie pour qu’elle rayonne, propager sa chaleur, en faire profiter le plus grand nombre, et surtout celles et ceux qui en sont dépourvus.
L’écriture se double d’un engagement concret, devient cet engagement. Les ateliers d’écriture menés en prison (dont « Histoires de femmes » — Robert Laffont, 2022 —constitue un témoignage éclatant) ou encore les initiatives du collectif L-Slam, projet porté par des femmes visant à faire entendre des voix trop souvent réduites au silence (rassemblées dans une anthologie sous le titre « On ne s’excuse de rien ! », parue chez Maelström en 2019, dont le second volet est en préparation) sont autant d’incarnations de cet engagement au cœur du tissu social.
En parallèle à la publication de « Brûler », elle monte avec la musicienne Cloé Du Trèfle un spectacle desti-né à accompagner le texte, à le prolonger sur scène. Un show total alliant lecture, musique électronique, perfor-mance et danse les emmène sur les routes en Belgique, en France et dans tout l’espace francophone.
L’année passée, sa trajectoire a connu un nouveau tournant majeur avec la publication aux éditions du Seuil du roman « Eunice ». Eunice, jeune athlète et étudiante, perd brusquement sa mère dans des circonstances troubles. Elle se lance dans une enquête qui lève progressivement le voile sur les secrets entourant cette mère qu’elle connaissait finalement si peu. Roman percutant sur le deuil et la quête de soi, « Eunice » a été finaliste du prestigieux prix Médicis.
Outre ce premier roman, elle publie, toujours en 2023, un premier livre jeunesse, « Enfants poètes », (Robert Laffont). L’ouvrage, illustré par Claire Courtois, aborde à hauteur d’enfant la peur de réciter un poème en classe pour mieux la désamorcer.
Je rencontre Lisette par une matinée fraîche de printemps, au Randaxhe, café emblématique du quartier liégeois d’Outre-Meuse, auquel elle se sent profondément attachée. Tandis que d’autres autour de nous semblent terminer une soirée plutôt arrosée, dans le brouhaha des conversations qui ne volent pas toujours très haut, on s’attable pour évoquer son travail et ses aspirations.
Le grand plongeon dans l’édition française, ça mouille ?
« Un peu. Ce qui me marque le plus dans les maisons françaises, c’est le saut d’échelle, qui se ressent surtout dans la stratégie déployée. Les impératifs économiques sont davantage au centre. La publication du livre n’est pas une fin en soi, comme ça peut être le cas en Belgique, c’est plutôt le début de quelque chose, le démarrage d’une infinité de rouages qui vont contribuer à faire vivre le livre, et concrètement, à le vendre. Il y a une vraie recherche de rentabilité, et les éditeurs ne s’en cachent pas. Bien sûr, ils ont un marché à la hauteur de leurs ambitions. À côté, le marché belge francophone reste très modeste.
Cela dit, je suis contente d’être un OVNI, d’être un peu en retrait par rapport à l’épicentre de l’édition française. Pour moi, c’est super important de réaffirmer mon ancrage local. J’aime bien être un peu décentrée tout le temps. Par exemple, en Belgique je préfère Liège à Bruxelles. Et puis, au quotidien, le fait d’être éditée par une maison française ne change absolument rien. Ma vie se trouve ici, à Liège, près de ma famille, près de mes enfants et mes amis. Je ne déménagerais pour rien au monde à Paris ou à Bordeaux ».
Malgré ces attaches liégeoises, tu te définis comme une passe-frontières. De quelles frontières parles-tu ?
« Quand je parle de frontières, je fais bien sûr référence aux barrières physiques, mais peut-être encore plus aux frontières entre les genres et les disciplines artistiques. Pour moi, la poésie s’exprime sur différents supports, elle revêt différentes textures. Elle peut s’adresser aux adultes comme aux enfants. On peut lui adjoindre de la danse, elle peut faire l’objet d’ateliers. À ce titre, elle est vraiment transfrontalière sur le plan esthétique.
Je trouve qu’en Belgique, on a de la chance sur ce point, car l’hybridité est présente à de multiples niveaux. Dans le milieu poétique, l’oralité occupe ici une place singulière, qu’elle n’a pas en France, et c’est à porter au crédit des maisons d’éditions, qui soutiennent et relaient cette pratique. Le slam est considéré ici, grâce à leur travail entre autres, comme une discipline pleinement littéraire. En France, les slammeurs et slammeuses ne sont pas, ou peu, édités. En Belgique oui, notamment à travers la collection Bookleg des éditions Maelström ».
Pourtant, si on en revient aux frontières physiques, tes textes circulent un peu partout en Europe.
« J’ai participé à de nombreuses lectures à l’étranger, dans des pays non francophones, notamment en Italie, en Autriche, en Allemagne ou en Grèce. Ces expériences m’ont amenée à porter un regard global sur mon rapport au monde, et je me rends compte qu’il est vraiment indissociable de la langue.
Quand je ne connais pas la langue, je me sens en insécurité, même si je me trouve à 200 kilomètres de chez moi, à Amsterdam ou à Cologne, alors que je me sens totalement à mon aise à Dakar, à Genève ou à Montréal. Dans un cocon francophone, tout me semble plus facile. On se comprend instantanément grâce à ce parler commun, qui charrie des valeurs et des représentations que nous avons en partage. Néanmoins, grâce à la traduction, la rencontre est tout de même possible.
J’ai aussi participé à plusieurs projets plus spécifiques, qui se déploient à l’échelle européenne. Après Borderlines (https ://www.borderlines.nl), une initiative de l’Euregio visant à faire dialoguer les textes écrits par des auteur·rice·s issus de Belgique, des Pays-Bays et d’Allemagne, pour lequel j’avais écrit en 2019 le texte « Serpent-tigre », j’ai participé le 25 mars dernier à la Journée des auteurs européens, organisée par la Commission européenne. Celle-ci, qui se tient dans 40 pays, est une initiative du programme Europe créative dont l’objectif est de connecter les jeunes générations à la lecture de livres et de les aider à découvrir la diversité de la littérature européenne. Concrètement, j’ai participé à un « Tour des auteur·rice·s », dans le cadre duquel étaient organisées ce jour-là 120 lectures dans de multiples écoles secondaires un peu partout sur le continent. Moi-même, j’étais à Paris pour une lecture musicale d’« Eunice » au festival Hors Limites et j’en ai donc profité pour rendre visite à une classe dans une école de Saint-Denis ».
Dans ta démarche, les questions d’identité et de multiculturalité occupent- elles aujourd’hui la même place qu’hier ?
« Je suis entrée en littérature guidée par un besoin de catharsis, par l’urgence de me redéfinir dans le sillage d’un burnout. À titre personnel, la tension identitaire est cruciale dans mon parcours. Pas seulement par le prisme de mon identité belgo-congolaise, mais aussi par la voie dans laquelle je me suis engagée en littérature, à cheval entre le texte et la scène. Aujourd’hui, je ressens une forme d’apaisement, ces questions sont moins présentes. Eunice, la protagoniste de mon roman éponyme (Seuil, 2023), n’a pas de couleur de peau. Désormais, ma quête est davantage tournée vers l’universel, vers les choses qui nous relient plutôt que vers les spécificités qui peuvent nous diviser ».
Quels conseils donnerais-tu à celles et ceux qui envisagent de se lancer dans l’écriture ?
« Rassemblez-vous. Pensez-vous en collectif et misez sur la force du groupe, qu’il s’agisse d’un collectif informel ou plus structuré. Mais n’oubliez jamais que c’est un travail âpre. Bien souvent, nous sommes des auto-entrepreneurs, nous devons créer notre travail en permanence, ce qui induit une charge mentale et une forme d’incertitude dont il vaut mieux avoir conscience dès le départ. Je conseillerais aussi des pratiques mixtes : gardez un travail plus « alimentaire » et tentez, si c’est possible, de compléter avec des revenus issus d’un travail plus créatif, jusqu’à, peut-être, un jour, avec beaucoup de persévérance et de chance, pouvoir vous consacrer uniquement à ça ».
Et demain ?
« J’ai la chance de porter le titre de « poète nationale » en 2024 et 2025. À travers ce mandat, j’ai envie de prolonger le combat que je mène au quotidien, en tentant de rendre la poésie accessible. J’ai vraiment pour ambition d’embarquer aussi les plus petits dans cette aventure, de ne pas les dégoûter par une approche trop austère. Les questions liées à l’inclusivité me tiennent aussi beaucoup à cœur : qui vient aux ateliers, quelles voix sont programmées, qui a accès aux textes etc… J’aimerais que le public et le secteur reflète davantage la société.
En tant qu’ambassadrice nationale, mon objectif est de favoriser la circulation des textes et des idées entre les communautés linguistiques, plutôt que celle de ma petite personne. Je suis en train de monter toute une série de projets pour diffuser plus largement la poésie, de « rêver » à ce qui est possible, même si les budgets ne sont pas illimités, loin de là. Je veux que la poésie, que les poésies, soient visibles un peu partout. Auprès de celles et de ceux qui ne sont pas habitués à la fréquenter, qui se sentent peut-être exclus, ou intimidés ».
Ardemment : les bonnes adresses de Lisette à Liège
« Quand je suis à Liège, je m’occupe beaucoup de mes enfants et je n’ai pas forcément l’occasion de chiller hors de chez moi. Je le fais plus volontiers ailleurs. Et quand je cherche à m’isoler pour écrire, les micro-résidences que je m’octroie ont pour décor le train. Mais j’adore ma ville et tout ce qu’elle a à offrir. Lorsque j’ai envie de me balader, je me rends dans le Bois de la Chartreuse. Pour prendre un café, je vais chez Darius Café ou encore chez Sam’s Coffee House, tout fraîchement inauguré. Et pour prendre l’apéro le soir, mon adresse préférée, c’est le Pépouz Café, une valeur sûre ».
Darius Café
Rue Charles Magnette 1C / 4000 Liège @darius_cafe
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Sam’s Coffee House
Place des Déportés 5 / 4000 Liège @sams.coffeehouse
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Pépouz Café
Place Cockerill 12 / 4000 Liège – @pepouz.cafe
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Parc de la Chartreuse
Rue Achille Lebeau / 4030 Liège
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Plus d’infos
Cet article a originellement été publié dans le numéro #8 du magazine SIROP paru en juillet 2024 (www.siroplemag.be). Creative Kingdom est un projet porté par SIROP et Old-Continent et cofinancé par l’Union européenne. Les points de vue et les opinions exprimés dans ce numéro sont uniquement ceux des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les points de vue et les opinions de l’Union européenne. Ni l’Union européenne ni l’organisme qui alloue les fonds ne peuvent en être responsables.
Texte : Alexis Alvarez
Crédits images : (c) Joan Repiso, Old-Continent
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