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Palais de justice de Liège

Prise de cour : derrière les portes du Palais de Justice

« Prise de cour » est une chronique judiciaire rédigée par une Boulette mordue de droit. Ancienne avocate devenue prof de droit, Géraldine nous livre ses confessions de barreau, après avoir longtemps hanté les couloirs du Palais de justice. Bienvenue dans les coulisses du troisième pouvoir.

Depuis le XVIème siècle, le palais des Princes-Evêques de Liège éblouit de ses cours et jardins secrets et de ses décors sculptés les Rois et les Reines qui traversent l’Europe et s’y arrêtent.  Il abrite aujourd’hui le Palais de Justice de Liège et derrière sa façade en style Louis XIV-Régence se trament des histoires de vie qui ne ressemblent malheureusement en rien à un conte de fée.  Rencontre avec ceux dont la vie bascule, cachés derrière les portes du Palais.

Il agrippe mon regard : « J’avais payé toutes mes dettes. Je ne devais rien à personne ».  Il attend que je lui lance une bouée de secours, une absolution.  Une simple explication n’y suffira pas. Acteur malgré lui, il joue, depuis plusieurs années, dans une fiction juridique.  Il m’appartient de déchirer le voile qui l’entoure.

Créer une personne morale, telle qu’une société, c’est prendre un groupement de personnes, vérifier qu’elles veulent ensemble monter un projet, emmailloter de formalités et faire naître un nouveau sujet de droit. Ce sujet va dorénavant vivre sa propre vie, avoir ses propres droits et obligations.  Une vie en parallèle à celle de ses membres fondateurs.  La personne morale a tous les attributs d’une personne physique (nom, adresse, naissance, patrimoine, mort) sans la matérialité de la personne physique.  La personne morale, on ne peut pas la toucher, lui taper dans la main ni lui faire un câlin.

Elle permet également à une personne physique de se créer un double virtuel qui va prendre sur ses épaules les risques financiers d’une entreprise. Se promèneront alors, presque main dans la main, le fondateur ou la fondatrice, personne de chair et de sang, devenu·e associé·e unique de ladite société et celle-ci, être immatériel et semble-t-il évanescent, qui va payer les impôts dus sur le chiffre d’affaires ou les revenus de l’entreprise.

On crée la société en s’asseyant dans le bureau d’un notaire, fier mais un peu perdu.  On apprend comment la société conclut des contrats que l’on signe pour elle.  On se souvient qu’elle détient sa propre carte de crédit qu’il ne faut surtout pas confondre avec sa carte personnelle.

Tellement pratique. Cette chose vivante que l’on ne voit pas. Vivante jusqu’à ce qu’on porte l’estocade finale, une dissolution, une liquidation, voire une faillite.

Parfois, lorsque l’entreprise n’est plus active, lorsqu’on ne vend plus rien, n’achète plus rien, lorsqu’on n’exécute plus de contrat ; quand on jette l’éponge parce que la vie entrepreneuriale a été trop éprouvante, trop décevante ou tout simplement, parce qu’on désire passer à autre chose, on oublie que la société continue à vivre même si on ne l’entend pas respirer.

Cet oubli peut être fatal.  Comme ce monsieur si affecté par les difficultés qu’il a rencontrées, par les tentatives avortées de relance mais tout de même bien fier de me dire qu’il a décroché il y a plusieurs années, qu’il a clôturé son compte bancaire, sans ne rien devoir à personne.  Il dort tranquille sur le coussin de son intégrité.

Il s’est dit « je mets ma société en veilleuse.  J’espère qu’un jour, je trouverai la force de la faire prospérer à nouveau. ».  Il vide le local qu’elle occupait, ferme les lumières et demande à ce qu’on lui transfère l’éventuel courrier qui parviendrait toujours à cette adresse. Il pense à autre chose.

Je comprends sa logique.  Celle du fisc est différente.  La société vit toujours.  Qui dit société, dit déclaration ISoc et TVA.  Et quand il n’y en a pas, le fisc taxe d’office et inflige des amendes.  Bien entendu, le fisc envoie des courriers pour en informer, année après année, la société belle au bois dormante.  Les courriers s’accumulent dans le corridor d’un immeuble occupé par d’autres entrepreneurs, en prise avec leurs propres rêves et leurs propres difficultés.  Les courriers ne réveillent pas la Belle et ne font pas accourir son Prince.

Rien ne bouge et la dette fiscale gonfle.  Jusqu’à ce que tout éclate : le fisc demande au tribunal la faillite.  La Belle est réveillée en sursaut par les grands argentiers du Roi.  La machine judiciaire va troubler le sommeil du Prince encore pendant quelques mois.  Un règlement financier sera tranché, la Belle est déjà morte.  Euthanasiée par ses dettes et une décision de justice. Emportant avec elle, rêves et regrets.

Je clos ses paupières d’un sourire compatissant.

Texte: Géraldine Sauvage

Illustration : Fabien Denoël

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