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Palais de justice de Liège

Prise de cour : chacun sa place

« Prise de cour » est une chronique judiciaire rédigée par une Boulette mordue de droit. Ancienne avocate devenue prof de droit, Géraldine nous livre ses confessions de barreau, après avoir longtemps hanté les couloirs du Palais de justice. Bienvenue dans les coulisses du troisième pouvoir.

Nous nous regardons droit dans les yeux. Elle est avocate. Je le fus. Nous nous regardons et nous nous reconnaissons. Aujourd’hui, nous sommes toutes deux magistrates. A l’abri, dans la chambre du conseil, avant d’entrer en salle d’audience, nous nous armons de patience et de tolérance.

Nous nous apprêtons à entendre les plaidoiries préparées et déclamées par d’autres de notre espèce. Comme nous, ils et elles ont étudié au moins cinq ans les principes de notre système juridique. Ils et elles partagent des mêmes valeurs et idéaux d’excellence. Tous, nous parlons la langue du droit, sans même plus nous en rendre compte.

Pourtant, nous avons déjà été déçues. Nous sommes parfois restées sur notre faim. Et, souvent, avons rongé notre frein. Nous nous demandons comment nos pairs peuvent rester aveugles aux logiques qui nous semblent tellement évidentes.

Nous sommes honnêtes avec nous-mêmes, et nous avons le rare courage l’une à l’égard de l’autre, de nous interroger. Si des avocats passent à côté de l’essentiel, nécessairement, et statistiquement, nous-mêmes, au moins de temps en temps, nous avons fait de même.

Malgré nos expertises, malgré nos engagements, nos volontés de bien faire, nous avons développé des arguments peu pertinents et ignoré d’autres qui font mouche. Nous avons élaboré des théories trop compliquées pour être efficaces. Nous avons commis des erreurs flagrantes ou des approximations. Et très vraisemblablement, nous avons un peu écorné la patience des juges qui nous écoutent.

A creuser ma mémoire, me reviennent mon étonnement et mon admiration face à la sagacité des juges qui ont connu de mes affaires de jeunesse. Quand je disais parler le droit sans m’en rendre compte… Je me suis sentie toute petite d’avoir brûlé des heures de travail pour comprendre un dossier et le préparer alors que d’autres juges semblaient le saisir en quelques minutes d’écoute et quelques pages de conclusions. Comme je le fais, aujourd’hui.

Entre le moi d’hier et celle d’aujourd’hui, il y a quelques années d’expérience, mais pas de quoi expliquer une telle différence de discernement. La différence ne siège pas dans nos intelligences personnelles, mais repose dans le fauteuil dans lequel nous nous asseyons.

Il y a les bancs où se tiennent les parties, la barre où se lèvent les avocats et l’estrade sur laquelle prennent place les juges. En fonction de la place que nous occupons dans la salle d’audience, notre vision du litige est diamétralement opposée. Une fois positionnés à la place qui nous est attribuée, nous endossons, comme un costume, une position et un point de vue sur les faits et causes en discussion. Notre champ de vision dépend de ce point de vue, il devient plus ou moins large, plus ou moins affuté.

La partie en cause, infériorisée qu’elle est, là assise sur son petit banc, se sent nécessairement perdue et dépossédée de son pouvoir. L’avocat qui la défend est le seul debout, ouvrant son torse pour faire bouger amplement les larges manches de sa toge. Il ou elle regarde la scène. Convaincre à tout prix. Force et puissance concentrées sur ce seul objectif. Les juges sont posément assis, un peu en hauteur, en peu en recul. Ils sont conscients de leur charge, de leur fonction, de leur mission. Ils veulent s’oublier derrière leur serment et trancher. Au plus proche de leur conviction. Au mieux.

Je me suis assise, tour à tour, à chacune de ces places. Tout autour de la salle d’audience. Tout autour du conflit.

La compréhension et l’appréhension de la situation sont à chaque fois orientées par l’objectif poursuivi. Aucun point de vue n’est totalement faux. Et, probablement, aucun n’est totalement juste.

Voulez-vous vous assoir à ma place ? Juste comme cela, pour voir ?

Texte: Géraldine Sauvage

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Illustration : Fabien Denoël, D.R.

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