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Les yeux d'Ariane - araignée - Unsplash

« Les yeux d’Ariane », une nouvelle qui tisse sa toile

Envie d’un peu de lecture? Une fois n’est pas coutume, nous vous proposons « Les yeux d’Ariane », une nouvelle rédigée par Fabienne Lorant, qui nous invite à regarder le monde à travers le regard d’une araignée. Laissez-vous prendre au piège…

Ma grand-mère est d’ici, mon arrière-arrière-grand-mère aussi. Tu peux remonter ainsi le fil de dizaines de milliers de générations. Nous avons, pour la plupart, à peine bougé de quelques kilomètres. Discrètes, dans notre coin, rarement aimées, nous avons certes été amenées à plier plusieurs fois bagage.

Mais, chassées par les balais, écrasées par les talons, happées par des fauves ou des aspirateurs, nous avons tenu bon pour conserver, finalement, à peu près le même territoire. Ce n’est pas un hasard si tu  me qualifies de ‘domestique’ : c’est ici que je suis née. J’y vis, relativement à l’abri. Le vent me berce. J’ai de quoi me nourrir – du reste, je peux me passer facilement de manger. Je continuerai ainsi, quasi immobile sauf sous la contrainte, jusqu’à ce que je meure, de mort naturelle ou sous une pluie de poisons. Je n’ai pas à m’en faire : mes nombreuses descendantes trouveront et prendront, aux alentours de ma dépouille, la place qui leur convient. Et, si pas tout autour, un peu plus loin. 

Nous sommes relativement petites et, le plus souvent, solitaires. Nos vies sont brèves et notre périmètre limité. Mais nos effectifs sont tels qu’ils dépassent ton entendement. A l’abri de tes regards mais toutes écoutilles ouvertes, je suis équipée pour te surveiller jour et nuit : mon odorat est féroce, je suis ultrasensible aux vibrations et mes yeux me dotent d’une vision panoramique. Depuis mon coin, je te regarde et je te sens. Je te détaille à chaque instant. Je consigne tout ce que tu fais, ce que tu dis, ce que tu manges, qui tu fréquentes, ainsi que l’ont fait mes ancêtres. Chaque soir, je transmets mes résultats comme on me l’a enseigné. Il est temps que tu le saches : nous communiquons et accumulons des connaissances à ton propos. Ne me demande pas comment : cela ne te regarde en rien.

Les yeux d'Ariane - araignée - Unsplash

Mon ordre et moi étudions le genre humain depuis la nuit des temps : nous somme là pour ça, ce n’est pas une mission, c’est une raison d’exister. « A quelle fin », te demandes-tu ? Tout ce que je peux t’en dire est que ta prolifération et ta relative prospérité ont permis à notre espèce de conquérir de nouveaux territoires et de se multiplier parallèlement. Ton essor a effectivement favorisé le nôtre. Au fil de tes migrations, et plus encore depuis que tu te répands à la faveur de tes moyens de transport ultra-rapides, nous avons pu nous implanter, moyennant quelques adaptations, dans de nouveaux biotopes. Tu nous offres de nouveaux habitats confortables, parfois des plus inattendus. Bien plus important encore : ta conquête nous a permis de nouer des relations suivies entre les communautés de notre ordre au niveau planétaire. Notre potentiel d’acquisition de connaissance s’en est forcément trouvé boosté et s’enrichit encore de manière exponentielle à la faveur de cette interconnexion universelle. Cependant, notre mode de vie, en regard du tien, a très très peu évolué. Nous avons conservé les mêmes coutumes en termes d’habitat et d’alimentation. Nous n’étouffons pas la biosphère sous une gigantesque toile : les nôtres demeurent, en termes de dimensions, conformes à nos besoins élémentaires qui sont, je le répète, frugaux. 

Ce que je peux te dire aussi, c’est que nos toutes premières observations remontent à plusieurs millions d’années, lorsque nos ancêtres ont remarqué l’habileté particulière de certains primates qui figurent parmi tes aïeux. Ce qui a surtout piqué notre curiosité, c’est un comportement singulier de ces mammifères primitif. Ils se sont mis à se déplacer sur deux pattes pour pouvoir utiliser leurs membres antérieurs comme des outils, à l’instar de ce que nous faisons. Je peux tisser, comme me l’ont transmis mes ancêtres, tisser infatigablement et tirer des fils d’un coin à l’autre. Ce qui est à l’origine de notre intérêt est que ta lignée se développait à la faveur d’une faculté rare du vivant qui est aussi nôtre : la dextérité. Nous avons donc poursuivi notre surveillance rapprochée. Ta lignée s’est avérée redoutablement habile. Vous avez cueilli, vous avez chassé. Vous avez créé des outils pour ce faire, puis cultivé, bâti, tissé ! Devant nos yeux écarquillés, vous avez construit des engins de toutes sortes, grâce auxquels certaines d’entre nous ont vécu dans l’espace et sous les océans. Mais ceux de ta lignée ont aussi joué avec le feu, avec les armes, avec des produits létaux, avec l’atome. Si bien que le constat est unanimement partagé aujourd’hui : l’évolution de notre objet de recherche devient fortement critique. 

Désormais, l’espèce humaine constitue, en l’état, plus une menace qu’une opportunité pour nous. Les derniers développements de l’expérimentation sur le long terme que nous menons montrent que le danger porte bien plus largement que sur le périmètre d’un laboratoire et de ses occupants ou voisins, que c’est la totalité de notre habitat qui est en péril. Notre milieu de vie est menacé. Nos soeurs agonisent de faim jusqu’à l’extinction sous les pulvérisations, d’autres meurent par millions dans des cataclysmes climatiques. Nos toiles périssent parmi les cendres, à cause de la déforestation et des incendies. Il va falloir reprendre la situation en mains. Nous devons mettre un terme à cette fuite en avant. Notre expérience nous échappe ! Conscientes que la mobilisation de tous nos venins n’y suffira pas, nous avons largement consulté les membres de notre espèce. Les acariens nous ont exposé leur stratégie, ainsi que les tiques. Mais il nous a semblé que leurs pratiques très spécifiques pouvaient difficilement être transposées au sein de tout notre ordre. 

Aussi avons-nous également écumé nos registres jusqu’aux plus anciens : ils font état de milliers de zoonoses, parmi lesquelles la peste, transmise par les puces des rats. Nos recueils plus récents attestent de la recrudescence et de la diversification de pathologies mortelles transmissibles par contagion. Elles résultent tout autant de la cohabitation entre animaux sauvages et humains que de la mobilité galopante de ces derniers. Notre dernière observation se mène à une très large échelle et est collective : nous sommes mobilisées à l’échelon planétaire pour nous focaliser sur la contamination de la population humaine par un virus inconnu, qui aurait pour origine un animal sauvage non encore clairement identifié. En dépit des difficultés que nous éprouvons à pénétrer et à nous établir dans des locaux d’expérimentation étanches e tdes salles de soins régulièrement assainies de fond en comble, il va sans dire que nous suivons l’évolution de cette pandémie de très près, dans la mesure où elle semble en tous points concourir à nos objectifs. 

Les yeux d'Ariane - araignée - Unsplash

L’arsenal viral paraît se déployer en toute efficacité. Il est établi que le virus ne nous affecte pas. Puisque d’autres espèces semblent se charger à notre place du boulot, nous avons décidé de surseoir à notre propre stratégie d’armement. Nous poursuivons donc simplement nos observations, comme nous l’avons toujours fait. C’est notre raison d’exister. Je suis là, au poste. Et toi, alors que tu es confiné, prisonnier dans ton propre habitat, tu me facilites grandement la tâche. Toutes mes paires d’yeux sont braquées sur toi. 

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Son père insistait pour qu’elle fasse l’école d’hôtelière mais Fabienne Lorant a préféré fuir Charleroi pour venir étudier les langues et le journalisme à l’université. Elle fait ses premières piges à Liège en 1980. A l’époque, déjà, rares sont ceux qui peuvent en vivre décemment et devenir officiellement journalistes. Elle exerce donc sa plume
essentiellement comme attachée de presse (ULiège, notamment) avec, à son actif, un millier de textes anonymes et beaucoup moins d’écrits signés (parmi eux, ‘La leçon d’anatomie’, livre publié à l’occasion des 30 ans du CHU de Liège, en 2017). En confinement, c’est la fiction qui la démange.

Photos d’illustration: Unsplash

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