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Demute Studio, une voix belge qui pèse dans le game

Bruxelles, à mi-chemin entre le canal et la basilique du Sacré-Cœur de Koekelberg. Dans le couloir désert du 119A de la chaussée de Jette, des cris traversent soudainement l’épaisse porte abritant le studio numéro un. Quelques secondes plus tard, plus aucun bruit… Pas de quoi déstabiliser François Fripiat, qui a déjà entendu un de ses collègues bruiter un dragon plusieurs heures durant. Créateur du studio Demute, la sonorisation de jeux vidéo fait partie de son quotidien depuis maintenant huit ans. Un service particulier qui allie création et technologie audio pour des prestations aussi rares que demandées, en Belgique, mais aussi dans le reste du monde, où l’on compte seulement une vingtaine de studios similaires.

L’ambiance est feutrée, la lumière tamisée. Confortablement installé dans le canapé du deuxième studio d’enregistrement de Demute, François Fripiat nous ouvre les portes de son univers singulier. De prime abord, rien ne le destinait à travailler dans le secteur du jeu vidéo. Certes, sa jeunesse fut rythmée par de longues heures devant « Command and Conquer : Alerte rouge », le premier opus de la saga « Civilization » ou encore « Crystal Caves », mais ce qui intéressait François par-dessus tout, c’était le son. D’ailleurs, en commençant ses études à l’IAD, l’Institut des Arts de la Diffusion, c’est une carrière comme ingénieur son lors de concerts qu’ambitionnait François.

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Redirigé vers l’Inraci et la vidéo, il débarque ensuite chez Sonhouse, un studio d’enregistrement en postproduction spécialisé dans le cinéma et les documentaires. Mais après dix ans, le jeune Bruxellois souhaite découvrir de nouveaux horizons et se voit bien voler de ses propres ailes. « J’ai toujours été motivé par le désir d’apprendre, de tester et surtout d’entreprendre. C’est pour cette raison qu’en 2015 je me suis lancé dans la réalité virtuelle avec PresenZ. L’idée était d’imaginer et de créer des sons dans un univers immersif, mais linéaire, c’est-à-dire non interactif. Hélas, le secteur n’a pas connu le succès attendu et nous nous sommes assez vite réorientés à 100% vers le jeu vidéo ». Nous sommes en 2016 : Demute est né !

Work hard, play hard  

Dès la première année, François, rejoint par Pablo Schwilden Diaz, s’occupe de sonoriser « Ary and the Secret of Seasons », un jeu vidéo d’aventure développé par Fishing Cactus dans lequel le joueur incarne Ary, la gardienne de l’hiver, qui utilise ses pouvoirs pour voyager entre les saisons et rétablir l’équilibre du monde de Valdi. Un baptême du feu réussi et un jeu primé qui permet aux Bruxellois de se faire remarquer.

Pour Demute, les choses s’accélèrent ensuite, tandis que François multiplie les contacts et les expériences. Des années formatrices qui sont l’occasion de travailler un vaste spectre de projets, qui comporte aussi bien des jeux indépendants que des double et des triple A (dans l’industrie du jeu vidéo, le terme triple A est utilisé pour classifier un jeu doté des budgets de développement et de promotion les plus élevés, NDLR) comme « Gangs of Sherwood », « Stellaris », « Outcast 2 – A new beginning » ou « Smite ». Différents segments qui nécessitent des méthodes de travail variées, car si certains studios possèdent leur propre département son, ce n’est pas le cas de ceux d’une taille plus modeste. « Sur les jeux indés, on va à la fois s’occuper de la partie sonore et agir comme consultant sur la programmation. En revanche, sur un double A, notre équipe va être en charge de tout l’audio du jeu, de la création au développement. Enfin, dans le cas d’un triple A, nous allons davantage avoir un rôle de soutien de la division interne pour travailler sur des parties précises, comme les dialogues ou la sonorisation de bruitages en particulier ».

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Jeu après jeu, expérience après expérience, Demute se fait sa place dans le monde de la sonorisation vidéoludique. Le studio s’occupe aussi bien de la création des sons principaux que de la programmation des déclenchements dans le moteur de jeu, pour que le bon son soit audible au bon moment, en passant par la musique et tous les sons cachés.

« Le son est une tâche transversale impactant toutes les différentes disciplines du jeu vidéo et les équipes sont souvent sous-dimensionnées dans les studios. L’idée est donc de pouvoir dire aux clients que l’audio relève totalement de notre responsabilité.  Quelle que soit la tâche, tant qu’elle est liée au son, nous pouvons nous en occuper. Un jour, nous pouvons enregistrer des créatures extraterrestres et le lendemain, des sons extrêmement naturels. C’est très varié »

Et bien qu’il se trouve dans un marché où les concurrents ne sont pas légion, François Fripiat cultive un ADN particulier. « Comme dans tout secteur, il faut être capable de se différencier. Chez Demute, nous sommes fort portés sur les collaborations, que ce soit avec d’autres studios en Belgique ou à l’étranger, mais également avec d’autres entreprises. Notre principal atout se situe sur les aspects de programmation audio où on possède une connaissance qui nous est propre et que nous partageons volontiers lors de grands événements internationaux ».

Bruite-moi un dragon  

Au niveau de la création, qu’il s’agisse d’imaginer cent effets sonores différents pour « Please, touch the artwork » (un pour chaque peinture du jeu) ou bien les bruitages du jeu de tir en réalité virtuelle « Star Shaman », le processus reste sensiblement le même. Au départ, il y a la demande du client qui arrive avec une idée particulière qu’il va falloir confronter au champ des possibles. À charge de l’équipe de Demute, via des tests et des séances d’essais-erreurs, de trouver la bonne combinaison entre création et rattachement aux codes déjà existants. Une tâche parfois plus ardue qu’il n’y paraît, la difficulté majeure résidant dans le fait qu’il est extrêmement difficile d’expliquer un son.

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« Avec le jeu « Century: Age of Ashes », nous avons dû bruiter différentes classes de dragons. On parle non seulement des cris, mais également de tout le champ émotionnel de chaque créature qui doit lui être propre et assez différent des autres. C’est lors de cette expérience que mon collègue Walter Fiorini a passé de longues heures devant le micro du studio à tester ses meilleurs rugissements de dragons ! »

« Nous utilisons des bases de données et d’autres sources pour savoir sur quelle référence nous appuyer, mais nous ne reprenons évidemment jamais tel quel un son déjà existant. Il y a toujours un travail de modification et d’adaptation »

En plus de la technique d’essais-erreurs, François et ses collaborateurs pratiquent aussi la méthode du « fail fast ». Concrètement, il s’agit de tester son idée et de la confronter aux feedbacks extérieurs dès qu’on le peut pour se rendre compte assez vite si elle a une chance ou non de réussir. Une pratique empreinte d’humilité, qui implique de ne pas être trop amoureux de son concept, mais qui permet de ne pas s’obstiner sur une voie sans issue sans oser se l’avouer. Quant au futur de la société, l’ambition est de continuer à monter en gamme, en travaillant la qualité plus que la quantité. Mais ce n’est pas tout : Demute travaille aussi sur son propre jeu vidéo… « Cela n’avait jamais été notre ambition, mais on a décidé de le tenter pour se mettre dans les chaussures d’un développeur indépendant. Cela va nous permettre de comprendre comment fonctionne l’autre côté du miroir. Certes, on connaît certains aspects de la création de jeu vidéo, mais tant que vous n’avez pas fait l’expérience vous-même, ce n’est pas pareil. Actuellement, nous avons déjà réalisé plusieurs prototypes, mais ils ne fonctionnent pas comme on le souhaiterait. À chaque fois qu’on recommence, les étapes sont plus rapides, ce qui montre que l’on apprend tout au long du processus. C’est assez gratifiant, qu’on réussisse ou pas, de regarder en arrière et de se rendre compte des nouvelles connaissances emmagasinées ».

« Le monde du jeu vidéo est complexe  et parfois les gens ont tendance à le  sous-estimer »

Bruxelles jeu t’aime

Originaire de Bruxelles, François n’a jamais ressenti l’envie d’aller voir si l’herbe était plus verte ailleurs. Que ce soit au niveau national comme international, la capitale belge est facilement accessible, du moins en transports en commun, et le jeu vidéo commence tout doucement à y gagner sa place, notamment grâce au Games.brussels Space : un hub entièrement consacré aux créateurs de jeux vidéo inauguré en 2023 par la Ville et Games.brussels, qui représente les acteurs du secteur dans la capitale belge. Ce sont également eux que l’on retrouve à l’initiative de Brotaru, un rendez-vous organisé tous les mois dans des lieux différents pour permettre aux créateurs et créatrices de venir présenter leurs jeux afin de récolter des retours et des conseils de leurs pairs et d’autres joueurs. Un projet derrière lequel on retrouve aussi hub.brussels via play.brussels, son cluster dédié aux entreprises de l’audiovisuel. Même si Bruxelles offre de prime abord moins de soutiens financiers aux projets audiovisuels et vidéoludiques que la Flandre ou la Wallonie, des initiatives importantes y ont récemment vu le jour dans le but d’aider les développeurs indépendants à se structurer et à collaborer.

« Quand tu développes un jeu vidéo, tu  ne le fais pas juste pour la Belgique,  mais pour le monde entier. C’est pour  ça que l’on doit se serrer les coudes et  aussi pour ne pas se laisser dépasser  par cette industrie qui avance à une  très grande vitesse »

« Avec Demute, nous avons pas mal sollicité l’aide de hub. brussels pour la prospection internationale ou encore pour participer à des foires et salons internationaux. Mais attention, il s’agit avant tout d’une collaboration, ce ne sont pas des gens qui vont te trouver des solutions toutes faites et réaliser ton travail à ta place. Cela doit être une conversation. Avec le cluster « play », le but est de pouvoir s’appuyer sur les différentes entreprises qui constituent le secteur du jeu vidéo à Bruxelles, car c’est comme ça qu’on créera une industrie qui a du  poids internationalement ».

Gimme (Tax) Shelter

De manière générale, le jeu vidéo en Belgique a connu un certain essor ces dernières années. L’industrie pesait 582 millions d’euros en 2022, soit une croissance « de plus de 10 % par rapport à la période précédant la pandémie de coronavirus » selon les chiffres avancés par Forbes Belgique en février 2024 (« L’essor des jeux vidéo belges »). Une montée en puissance symbolisée par le succès de « Baldur’s Gate 3 » des Gantois de Larian Studios, élu jeu de l’année et multirécompensé aux Game Awards de Los Angeles en 2023. Un phénomène qui pourrait encore s’intensifier avec la mise en place du système de Tax Shelter depuis l’année dernière. À l’instar de ce qui se fait dans le monde du cinéma, un incitant fiscal fédéral a récemment été adopté pour soutenir la production et la création de jeux européens, permettant à une société souhaitant travailler avec des entreprises belges de bénéficier d’avantages fiscaux. Un incitant suffisant pour faire de la Belgique un acteur incontournable dans le monde vidéoludique de demain ? François y croit :

« En parallèle de Demute, on vient de lancer une société de coproduction de jeux vidéo appelée Riseland dont le but est d’accompagner les développeurs indépendants belges et européens et inciter ces derniers à venir travailler en  Belgique. Dans ce cadre, c’est certain  que le Tax Shelter va nous offrir un  bon  levier.  C’est  un  énorme  défi  que  l’on veut relever, et il n’est pas sans  risques, mais nous sommes convaincus  qu’il y a des opportunités et que cela  va contribuer à l’évolution et à la  croissance de notre secteur ».

Si 60% du chiffre d’affaires de Demute est aujourd’hui réalisé à l’international, dont une grande partie aux États-Unis, François n’oublie pas pour autant que c’est grâce à des projets comme « Ary and the Secret of Seasons » ou, plus récemment, « Outcast 2 – A new beginning » du studio Appeal, basé à Charleroi, que son entreprise a grandi et pu se créer un réseau en dehors de nos frontières.

Cheat Codes 

Un dispositif d’aide à l’industrie du gaming qui est loin de s’arrêter à la seule Belgique et auquel l’Union européenne ne manque pas d’apporter sa contribution au travers du programme Europe Créative MEDIA, qui  « soutient le développement de jeux vidéo et de contenus immersifs, quelle que soit la plateforme ou la méthode de distribution envisagée, qui sont destinés à une exploitation commerciale et qui présentent une interactivité et une composante narrative ». Un dispositif intéressant que Demute pourrait solliciter dans un futur plus ou moins proche : « Personnellement, je n’ai jamais sollicité d’aide financière au niveau européen, mais nous en avons déjà bénéficié par ruissellement sur des projets qui étaient éligibles ».

« Si nous arrivons à avoir un bon  prototype de jeu qui nous plaît, on  prendra le temps de voir si on rentre dans  les critères pour introduire une demande  de  financement  européen.  Cela  a  l’air  d’être bien structuré ! »

Au-delà de la question financière, force est de constater que l’industrie ne se porte pas trop mal en Europe non plus. Après tout, les productions de studios tels que CD Projekt en Pologne (saga « The Witcher »), Crytek en Allemagne (« Far Cry » et « Crysis ») ou encore Paradox Interactive en Suède (« Crusader Kings », « Europa Universalis » ou « Stellaris » sur lequel a justement travaillé Demute grâce à Abrakam, le célèbre studio liégeois) ont connu un succès international et n’ont rien à envier aux mastodontes du marché. Aux différents pays de continuer sur cette voie et de collaborer ensemble pour ne pas voir leurs talents fuir par manque d’opportunités. Une difficulté qu’a connue la Belgique jadis. Car si le monde du jeu vidéo peut sembler plus fort que jamais, il a sans cesse besoin de nouvelles forces vives pour continuer son évolution, ici comme ailleurs.

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« Mon conseil principal adressé à celles et ceux qui voudraient se lancer dans le  domaine vidéoludique, c’est de participer à  un maximum de game jams (des marathons  de programmation où les participants doivent créer un jeu vidéo dans un temps  limité, NDLR.), de poser des questions et  d’utiliser toutes les ressources disponibles.  Et après cela, au niveau de la création de jeux vidéo ou de la programmation sonore,  de continuer à se former et à emmagasiner  des connaissances, vu qu’on reste dans un  marché qui bouge en permanence et qui  nécessite donc un apprentissage continu ».

Une maxime appliquée par les premiers concernés, puisque toute l’équipe de Demute continue sans cesse à se former et à partager son expérience, notamment via des Master classes en Belgique et à l’étranger. De quoi ancrer Demute dans son industrie, et lui permettre de faire toujours plus de bruit.

Les bons plans festifs de François Fripiat

« Quand vient l’envie de boire un verre et de souffler un peu, je dirais que mes endroits préférés sont le Supra Bailly (rue du Bailli 77, 1050 Ixelles – @suprabailly), un bar légendaire, et L’L’Athénée situé dans le quartier Matonge (rue Jules Bouillon 2, 1050 Ixelles). Sinon en été, je conseille à 1000% le Grand  Hospice, qui bénéficie d’un cadre incroyable et qui abrite aussi des projets sociaux et culturels (rue du Grand Hospice 7, 1000 Bruxelles – @grand.hospice ».

 

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Creative Kingdom

Cet article a originellement été publié dans le numéro #8 du magazine SIROP paru en juillet 2024 (www.siroplemag.be). Creative KIngdom est un projet cofinancé par l’Union européenne. Les points de vue et les opinions exprimés dans ce numéro sont uniquement ceux des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les points de vue et les opinions de l’Union européenne. Ni l’Union européenne ni l’organisme qui alloue les fonds ne peuvent en être responsables.

Photos : (c) Mélanie Gabant

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Liégeois de naissance et de cœur, Colin est du genre à se demander s’il y a vraiment du lapin dans la sauce et pourquoi le mélange grenadine-orangeade s’appelle un Liégeois. Il a rejoint Boulettes Magazine avec l’envie de partager ses interrogations du quotidien sur la plus ardente des cités, convaincu que Liège n’a pas encore dévoilé tous ses mystères !