Ils venaient d’ouvrir leurs restos, puis le confinement est arrivé
Ils ne gonflent pas les statistiques inquiétantes des victimes du Covid-19 recensées par le gouvernement, et pourtant, le secteur de l’Horeca est rudement malmené par l’épidémie et ses conséquences, confinement en tête. Et ces 3 patrons de restos liégeois en savent quelque chose: cela faisait quelques semaines à peine qu’ils avaient ouverts leurs portes quand ils ont été contraints de les fermer. Hier prometteur, leur avenir est désormais incertain.
Dès son ouverture, à la mi-février dernier, Au Moriane a suscité l’excitation gourmande de nombre de gourmets ardents. Il faut dire qu’après que L’Héliport et Le Jardin des Bégards aient déserté ses pavés, Liège manquait cruellement d’un resto gastronomique digne de ce nom, une place vide que Sébastien Lambert-Carabin et son équipe se sont fait un plaisir de combler. Sans surprise, le succès a été immédiatement au rendez-vous, et le Moriane n’avait pas plus tôt ouvert ses portes qu’une réservation s’avérait déjà nécessaire pour goûter à son savoureux brunch british du dimanche ou au menu gastronomique inventif décliné par Sébastien en une farandole de services ou bien en un lunch en trois assiettes ultra accessible. Son restaurant, le diplômé de Liège 1, parti se former 10 ans durant dans les meilleures cuisines de Londres, l’a pensé dans les moindres détails, du menu à la décoration en passant par le service, attentif et affable. Ce qu’il n’aurait jamais pu prévoir? Que quelques semaines seulement après l’ouverture, une pandémie le forcerait à fermer ses portes pour une durée indéterminée. Ni que cette fermeture serait aussi soudaine qu’elle ne l’a été.
« Au début, je ne m’inquiétais pas trop, je pensais comme beaucoup d’autres que ce virus allait se calmer et ne nous atteindrait pas. La veille de l’annonce, tout le monde dans le resto parlait de fermeture forcée, mais j’avais du mal à y croire ».
Tant et si bien que d’abord, la tentation de rester ouverte au moins le week-end du 13 mars se fait sentir. « Je me disais que j’allais honorer mes réservations, mais au vu des risques, tant au niveau de la contamination qu’au point de vue légal, je me suis résolu et c’est avec beaucoup de tristesse que nous avons fermé le restaurant le vendredi 13 au soir, après un énorme nettoyage et un verre avec l’équipe ». Pino Nigido aussi a vécu ces premières heures après l’annonce de la fermeture forcée en oscillant entre incompréhension et colère.
Un volte-face inattendu
Le patron de l’Osteria Figo, qui avait réouvert le 1er janvier 2020 en Souverain-Pont, a des proches en Italie, et se rappelle ne pas avoir réalisé directement l’ampleur qu’allait prendre l’épidémie. « Au début, on ne réalisait pas vraiment, ça faisait un petit temps qu’on en parlait et on se disait que ce n’était qu’une grippe ». Jusqu’à ce que « le coup de massue tombe ».
« Quand on nous a dit que dès le lendemain, on devrait fermer, c’était choquant, et on n’y croyait pas vraiment tellement c’était soudain. C’est fou, parce qu’en Belgique, on n’en parlait pas tant, et puis du jour au lendemain, on a pris des mesures démentielles ».
Et de souligner non sans amertume avoir réalisé seulement après la gravité de l’épidémie. « Je pense que si on avait tout fermé d’un coup, et pas seulement les restos et l’Horeca, le virus n’aurait pas pu se propager comme ça, et les restaurants seraient peut-être rouverts aujourd’hui ». Une réouverture qui reste plus qu’incertaine à l’heure actuelle, et qui provoque l’angoisse dans le secteur.
Traductrice et enseignante de formation, Sophie Lemaire a passé toute sa carrière au sein de la SNCB, gravissant un à un les échelons, jusqu’à finir dans les bureaux de la Direction, et décider, après 24 ans de bons et loyaux services, de démarrer une nouvelle vie à 50 ans et de vivre pleinement sa passion pour le vin. Le résultat Allant Droit Allant Verre, savoureux hybride de bar à vins, cave et épicerie fine installé rue Saint-Remy. Un rêve aux allures de cauchemar aujourd’hui.
« L’inauguration a eu lieu le vendredi 28 février, et l’ouverture au public était effective le lendemain. Le confinement ayant été décrété le 14 mars, je n’ai donc pu ouvrir que 2 semaines ! »
D’autant que comme ses confrères patrons de restos et autres établissements gourmands, ainsi que nombre d’autres Belges, Sophie n’a pas immédiatement senti le danger arriver. « Je ne me suis pas inquiétée, je trouvais même que la presse en faisait trop en ne parlant plus que de ce sujet ! De plus, au début de l’épidémie, on évoquait surtout les dangers de ce virus pour les personnes âgées, plus fragiles, déjà malades ou immunodéprimées… »
« N’ayant pas le « profil type » et étant peu inquiète de nature, je ne me suis pas du tout tracassée. Jamais, je n’aurais pu imaginer un tel scénario avant de me lancer, ni en arriver là aujourd’hui! »
En arriver là? Pour celle qui propose aussi une jolie sélection de conserves dans son épicerie fine, pas question de tourner autour du pot: si les mesures se poursuivent, Sophie pourra encore tenir deux mois avant de devoir mettre la clef sous la porte. Car si des mesures ont rapidement été mises en place pour soutenir l’Horeca, elles sont malheureusement insuffisantes.
« Des mesures économiques rapides ont été prises, et je pense que le secteur Horeca est bien mieux soutenu que d’autres secteurs d’activité qui ne bénéficient pas de certaines de ces aides, souligne Sophie. Il est toutefois évident qu’elles ne remplaceront jamais le manque à gagner réel des restos. Si ce confinement devait se prolonger, il faudrait alors d’autres mesures pour permettre la survie du secteur dans son intégralité. Le client direct est la raison d’être de tout commerce. Sans client, il ne reste que des charges sans plus aucune source de revenus! En outre, le secteur Horeca joue un rôle social extrêmement important, car les bars, restaurants, … constituent de réels lieux de rencontres, de rassemblements et de loisirs incontournables dans notre société ». Chez Figo, même constat: « pour l’instant, on est dans un no man’s land total, il y a eu quelques aides, mais ce n’est pas suffisant ».
« On nous dit qu’on va avoir une prime, mais on ne sait pas quand on finira par l’obtenir, par contre on sait déjà que ce sera largement insuffisant. Quant aux frais qu’on pourra reporter, fort bien, mais il faudra quand même payer à un moment, ça ne fait que reporter le problème ».
D’autant qu’ainsi que le précise Sophie, « à ce jour, malgré mes demandes, je n’ai toujours touché aucune aide financière. A vrai dire, je ne sais même pas si j’y ai droit en tant que nouvelle commerçante, n’ayant encore jamais cotisé… Il règne un certain flou à ce sujet par rapport à tous ceux qui débutent dans le secteur ! ».
Un jeu dangereux pour les restos
En Neuvice, Sébastien Lambert Carabin est plus optimiste, même s’il craint déjà l’impact économique de la crise. « Je pense que ce qui est mis en place est un bon départ. D’un côté le chômage pour cause majeure pour mes employés, bien que le salaire perçu ne le soit pas à 100%, et de l’autre côté le droit passerelle pour moi-même. Ça permet juste de vivre, et l’indemnité reçue de 5000€ m’a permis de payer les factures. Pour le reste, rien n’a été décidé au niveau du gouvernement pour combler la perte de revenus, les emprunts, … Je pense que cela va porter atteinte à beaucoup de gens, et pas seulement dans le milieu de l’Horeca ». La solution de l’emporté? Ni Sébastien ni Pino n’ont suivi ce chemin, le premier, parce que sa cuisine gastronomique ne s’y prête pas vraiment, et qu’il avoue ne jamais avoir pensé que le confinement durerait si longtemps, et le second, parce que ses antipasti et plats de pâtes risqueraient aussi de perdre en qualité à l’emporté, mais aussi parce qu’il confie ne pas vouloir faire de concurrence déloyale aux acteurs de l’Horeca dont l’emporté est le revenu principal toute l’année. Réouvrir à tout prix, pour limiter les dégâts? Sébastien n’en veut pas.
« Pour moi, il vaut mieux attendre et prendre son temps, s’assurer que la pandémie est loin de nous avant de vouloir prendre certains risques, et laisser rentrer de potentiels porteurs dans notre établissement, car le risque va dans les deux sens. Chaque client deviendrait une menace ».
Et de prendre l’exemple d’un restaurant sri-lankais qui a pu rouvrir moyennant des mesures de sécurité draconienne, tout en soulignant qu’il lui faudrait tester chaque employé avant de pouvoir reprendre son activité, mais aussi mettre en place des mesures sanitaires encore plus strictes. « Est-ce que le jeu en vaut vraiment la chandelle? » interroge le jeune chef de 35 ans. Pour Sophie, cela ne fait pas un pli: « je ne peux imaginer que la fermeture des établissements Horeca se poursuive, car ce n’est tout simplement pas réaliste au niveau social et économique. Je pense donc que je reprendrai progressivement mon activité dès que je le pourrai avec des aménagements qui pourtant, risquent d’être compliqués à respecter ». À condition, toutefois, que les clients répondent présents: dans son osteria du quartier Léopold Nord, Pino Nigido ne parie pas sur une forte affluence lorsqu’il sera à nouveau autorisé de retourner dans leurs restos préférés. « C’est bien beau de rouvrir les restos, mais il faut voir si les clients vont suivre ou bien s’ils seront encore en pleine psychose et qu’ils ne voudront pas sortir de chez eux ». Avant d’ajouter, d’un ton sombre: « si cette situation perdure encore plusieurs mois, c’est terminé pour moi ».