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Shoah

Ma grand-mère, la Shoah et moi

 À Liège, la mémoire collective veut qu’on puisse parler de la Seconde Guerre mondiale la tête un peu plus haute que les autres, auréolés de la gloire d’ancêtres qui auraient résisté sans relâche. Une histoire partielle de l’occupation, polie par le temps et où se mélangent les récits de 14 et les souvenirs de 40. Mais la pierre, elle, n’oublie pas. Des pavés du centre-ville aux stèles qui ornent les cimetières communaux, elle rappelle un passé stratifié, fait de témoignages agglomérés dans lesquels s’est plongée Kathleen Wuyard. Un récit sur les traces des victimes locales de la Shoah, mais aussi de sa grand-mère paternelle, née en Allemagne sous le Troisième Reich et cachée durant la guerre dans un pensionnat de la périphérie liégeoise.

I.

Ma première rencontre avec la famille Pailloucq remonte à cette période où la planète toute entière semblait focalisée sur le moment présent, la pandémie de COVID-19 ayant momentanément gommé passé et futur pour ne laisser qu’un impératif : celui de compter, mais surtout, de contenir, le nombre de victimes. Alors que je me remettais d’une offensive du virus sur mon système immunitaire à grands coups de promenade, c’est un peu par hasard que j’atterris dans le cimetière de Sainte-Walburge par un de ces dimanches d’automne où le soleil redouble d’intensité avant de laisser l’hiver le tamiser. Les fleurs déposées à la Toussaint n’avaient pas encore eu le temps de faner et ne faisaient qu’ajouter à la joliesse surannée des émaux qui décoraient la plupart des tombes, immortalisant leurs occupants dans leurs habits du dimanche. À l’heure où les contacts sociaux m’étaient interdits pour cause de risque de contagion, faire la rencontre de tous ces inconnus, dont le regard braqué droit sur l’objectif semblait me suivre, était aussi grisant qu’une promenade dans un cimetière peut l’être. Déserté, celui-ci invitait à prendre le temps de faire connaissance avec chacun de ses occupants et à imaginer la vie qu’avaient pu mener les défunts, aux portraits capturés pour l’éternité dans des médaillons de porcelaine.

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Parmi les incrustations d’adultes aux visages marqués par le temps, il n’est pas rare que s’immisce l’un ou l’autre enfant, dont la plupart, morts au tournant du XXe siècle et affublés de boucles, rubans et autres tenues empesées, semblent bien trop lointains pour évoquer autre chose qu’un léger pincement. Jusqu’à cette plaque commémorative, au détour d’une allée : « À notre chère petite Bella » et « À notre petit camarade Jean », respectivement 12 et 7 ans, de la part de « ses amies du Lycée Léonie de Waha » et des « élèves de l’école Hocheporte ». Deux enfants dont le portrait n’orne pas la sépulture, mais dont on devine immanquablement la parcours tragique : l’un comme l’autre sont décédés le 1er septembre 1941. Une date gravée à même la pierre, au même titre qu’une étoile de David, qui orne la tombe familiale où ils reposent à jamais auprès de leurs parents, Liuba et Jacques. Nul besoin de les avoir rencontrés pour s’imaginer à quoi ont pu ressembler leurs dernières années. Ni pour décider d’en apprendre plus à leur sujet : Qu’avait-il donc bien pu arriver à ces frères et sœurs, auxquels leur père avait survécu un peu plus d’un an, tandis que leur mère, elle, avait rendu son dernier soupir en 1978, des décennies après être devenue la seule survivante de sa famille ? Une question restée en suspens durant la pandémie, puis sans cesse repoussée par le rythme maladif de la vie déconfinée. Jusqu’à ce qu’une exposition me force à regarder dans les yeux le passé de Liège, de ses victimes de la barbarie nazie, mais aussi de ma propre famille.

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« Vous ne devez surtout pas manquer « Présumé décédé à Auschwitz » ». Le Bourgmestre, Willy Demeyer, est sans appel. Une injonction livrée à l’occasion d’une conversation sur l’histoire de Liège durant laquelle j’apprends qu’il ne me reste plus que quelques jours pour visiter l’exposition, montrée aux Fonds patrimoniaux à l’été 2022. L’urgence dans le ton de l’édile politique appelle à une réorganisation de mon agenda et à la planification rapide d’une visite. C’est que le mayeur est particulièrement investi dans le passé occupé de Liège, aussi bien à titre personnel que public. Après tout, n’est-il pas un des premiers bourgmestres belges (après ceux de Molenbeek et d’Anvers) à avoir présenté des excuses à la communauté juive pour le rôle joué par l’administration dans la déportation ? « Liège a été considérée comme une capitale de la Résistance. Mais nous avons aussi eu des personnes qui ont versé dans la collaboration. Il faut que la Ville de Liège puisse présenter des excuses. Si nous comptons à Liège des ‘Justes parmi les Nations’, il faut constater que tout n’a pas été fait pour prêter assistance aux Juifs de Liège », reconnaissait-il en 2010.

Lire aussi: « Présumé décédé à Auschwitz » honore la mémoire des juifs déportés

 

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Douze ans plus tard, cette contrition n’a pas faibli et a donné lieu à une série d’initiatives pour honorer la mémoire des victimes liégeoises du génocide nazi. À titre privé, Willy Demeyer se passionne pour le sujet et collectionne les ouvrages qui y sont consacrés. Tiens, d’ailleurs, il a justement un exemplaire de celui de Thierry Rozenblum, co-commissaire de l’expo aux Fonds patrimoniaux avec Barbara Dickschen, à nous prêter. Mais la lecture de sa « Cité si ardente : Les Juifs de Liège sous l’Occupation » attendra… le temps presse et il s’agit d’aller voir « Présumé décédé à Auschwitz » avant que l’exposition ne soit démontée et que les Liégeois qu’elle met à l’honneur ne disparaissent encore une fois. Pour qui a vu l’exposition qui leur était consacrée, difficile d’oublier les visages de celles et ceux dont elle suit les trajectoires. Des hommes, des femmes et des enfants. Entre généalogies détaillées, portraits de famille et autres destins brisés, une galerie interpelle, happe et se grave sur la rétine. Dans un renfoncement particulièrement propice à l’immersion, les murs ont été tapissés des portraits des victimes. Des clichés pris pour la plupart en pleine occupation, pour répondre aux exigences de recensement de l’occupant, et qui montrent des visages solennels dont le regard fixe la personne qui les observe. La plupart ont la mine sombre de ceux qui savent que le procédé n’augure rien de bon. Certains ont l’œil défiant, tandis que d’autres encore sourient, avec naïveté enfantine ou coquetterie. Aucun n’a survécu au génocide. Soutenir leur regard est à la fois nécessaire et insupportable. J’aimerais savoir si les enfants « rencontrés » à Sainte-Walburge font partie des victimes immortalisées ici, mettre un visage sur leurs noms, mais j’ai oublié ces derniers. Il est temps de rendre une nouvelle visite au cimetière.

*

ShoahCette fois, la Toussaint est encore loin, mais déjà les allées sont baignées de la lumière dorée d’un été indien qui enflamme les feuilles des arbres centenaires plantés entre les stèles. Il est hors de question de quitter les lieux sans avoir retrouvé la tombe qui m’amène ici, sauf que je n’ai qu’une vague idée de l’endroit où elle peut bien se trouver. Sur la gauche, mais pas « gauche-gauche », et dans la deuxième partie du cimetière, enfin, peut-être la première. À gauche d’un arbre en tout cas. Retourner sur mes pas et attendre qu’apparaisse le gardien des lieux derrière le petit comptoir qui flanque l’entrée est futile : j’ai non seulement oublié l’emplacement exact des petites victimes auxquelles je suis venue rendre hommage, mais aussi leur patronyme. En pleine errance, j’en viens à me demander si le visage solennel de celle qui m’apparaît parfois en rêve est bien le sien ou celui d’une autre fillette à la tombe émaillée, à moins que je ne lui prête tout simplement les traits d’Anne Frank, incarnation juvénile du radicalisme antisémite. La première fois où j’ai rencontré Isabelle, dite Bella par ses camarades de classe, je ne m’attendais en effet pas plus à trouver au cimetière tous ces émaux figeant les traits pour l’éternité qu’à découvrir au columbarium une Chokotoff et une Mokatine, déposées avec tendresse par mon beau-frère auprès de la plaque abritant les restes de leurs grands-parents. Je n’aurais su dire si c’était cette offrande aussi touchante qu’insolite ou la galerie de portraits désuets ornant la plupart des tombes anciennes qui m’avait le plus touchée lors de cette première visite, mais la découverte de cette fillette juive qui n’avait jamais connu la fin de la guerre m’avait bouleversée et j’étais bien décidée à les retrouver, elle et son frère, au propre comme au figuré. En localisant leur tombe, d’abord, puis en retraçant leurs courtes vies ensuite.

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Habitué des quêtes dans lesquelles le journalisme me précipite, et déterminé à dénicher avec moi l’inaccessible étoile, mon mari scrute les tombes d’un côté de l’allée tandis que je me charge des sépultures à l’opposé dans un silence tout aussi recueilli que concentré. Soudain, elle apparait : l’étoile de David, la plaque, et les prénoms de cette famille dont les visages n’ornent pas la tombe et étaient donc bien le fruit de mon imagination. Leur vie, interrompue par la barbarie, est pourtant tout ce qu’il y a de plus réelle. Et maintenant que j’ai leurs noms, je vais pouvoir en remonter le fil.

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Mon grand-père maternel faisait partie de la Résistance, peut-être que le vôtre aussi. Une trajectoire héroïque qui suffirait presque à me convaincre que notre Principauté a fait office de bastion imprenable, mais la réalité est toujours plus nuancée. Moins scintillante aussi, et le lustre des trois petites plaques commémoratives imbriquées au coin de la rue Florimont et de la rue Matrognard est là pour le rappeler. À chaque fois que mes pas me mènent en direction de la passerelle, je prends le temps de lire soigneusement les noms qui y sont gravés ainsi que les dates de naissance et de mort qui y figurent, tandis qu’au bout de sa laisse, mon chien halète avec impatience, imperméable à ce moment de recueillement. La manière dont leur métal semble se fondre toujours un peu plus dans la pierre avoisinante me laisse supposer que cela fait un moment que ces pavés remplissent leur devoir de mémoire, mais je n’ai aucune idée de quand ils ont bien pu être placés, ou par qui. Ni même pourquoi il semble y avoir bien moins de pavés que de victimes, 733 Juifs ayant été assassinés ou ayant péri du fait de la guerre à Liège. Pourquoi certains ont-ils droit à cet hommage et d’autres pas ? Je prends note de la nécessité de répondre à ces questions, et tant que j’y suis, de découvrir ce qui est arrivé à Caroline, Jacques et Emma Goldstein, lesquels ont disparu lorsque je veux recueillir leurs informations biographiques pour les transmettre à Thierry Rozenblum : la chaussée, accidentée, est en pleine réparation et il n’y a pas le moindre pavé du souvenir à l’horizon. Un trou de plus dans le gruyère qu’est devenue la chaussée liégeoise, mais celui-ci est particulièrement chargé de sens. Alors il s’agit de le combler, en attendant que ses occupants retrouvent leur mémorial de laiton.

Dont acte : les pavés en question sont une création de l’artiste allemand Gunter Demnig, qui a pensé ces « stolpersteine », soit pierres d’achoppement en français, pour immortaliser les victimes de la Shoah, dont elles indiquent le nom, mais aussi la destinée, en ne se limitant pas à renseigner leur décès éventuel dans un camp de concentration, mais bien, si celui-ci est avéré, de rappeler que la personne a été assassinée. Leur placement dépend de l’autorisation de « l’autorité publique compétente », qui doit ensuite être transmise à la Fondation Spuren, laquelle fournit le pavé commémoratif moyennant l’acquittement de la somme de 132€. Délai moyen entre la réception de la demande et la pose du pavé : deux ans. En Belgique, dès 2009, l’Association pour la mémoire de la Shoah se charge de l’installation des stolpersteine, à l’initiative d’une Bruxelloise de confession juive les ayant découverts à Berlin, une certaine Mme Swiatlowski. Son prénom ? Bella.

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II.

Si mes visites à ma grand-mère sont si sporadiques, ce n’est pas, comme je le clame sur la défensive, parce que « je suis débordée », ni même parce que chaque fois que je la vois, la dégénérescence contre laquelle elle se bat depuis des années semble avoir gagné un combat supplémentaire. Au contraire, même : j’en viens à voir cette bataille perdue d’avance comme une douce merci et la promesse qu’un jour, elle ne se rendra plus compte de ce qui lui arrive. Qu’elle ne réalisera plus non plus que ce décor aux relents de désinfectant n’est pas celui où elle a construit sa vie d’adulte et où elle comptait bien retourner le plus vite possible. La voici, la raison pour laquelle je ne vais pas la voir aussi souvent que je le devrais. Depuis son arrivée en maison de repos, je suis étreinte par la peur de revivre ma première visite, quand après des mois de brouillard mental, elle avait annoncé avec une clarté que je ne lui avais plus connue depuis des années que dès lundi, le surlendemain, elle serait de retour chez elle. Quand un proche souffre de démence, on s’attend au détricotage progressif des souvenirs, à l’effroi de réaliser qu’il ne sait plus comment on s’appelle, au vol de la mémoire partagée, mais pas à celui de sa voix. Et pourtant, celle de ma grand-mère avait changé de manière si subtile au gré des années que je ne l’avais pas réalisé avant ce jour-là.

ShoahAvec la voix ferme de celle qui nous a gardés mon frère et moi après l’école jusqu’à ce qu’on devienne trop grands pour ses salades de fruits aux raisins préalablement épépinés, et qui a profité de ces heures ensemble pour m’apprendre à lire avant l’entrée en troisième maternelle, elle avait non seulement assuré son retour imminent, mais aussi veillé à ce que je prenne note des spécifications relatives à son enterrement et à la répartition de son héritage pour finir par affirmer, voix brisée mais sourire tenace sous des yeux brillants de larmes, qu’elle avait eu « une belle vie ». Pleurer devant elle, alors même qu’on était libres, nous, de rentrer à la maison à notre guise, eût été indécent. L’escalier de secours, lui, aura été le théâtre de sanglots douloureusement bruyants. Peut-être aurait-il été encore plus compliqué de garder les vannes fermées si j’avais su ce qui l’attendait. Il n’aura en effet fallu que quelques jours à peine de sa nouvelle vie, nettement moins belle, pour que quelqu’un lui vole le dentier que je ne savais même pas qu’elle portait, transformant irrémédiablement le visage de celle qui avait toujours veillé à être tirée à quatre épingles et qui m’avait appris à déchiffrer les lettres en les suivant d’un index parfaitement manucuré. Quelques mois plus tard, la chevalière aux initiales de son fils unique, mon père, lui a aussi été dérobée, alors même qu’elle ne la quittait jamais. Elle m’avait fait noter qu’elle voulait qu’elle revienne à mon frère, et je n’ai pas le cœur de mettre à jour la note où j’ai compilé ses dernières volontés dans mon smartphone.

Superposés à celui de sa mémoire, ces vols, tout aussi injustes et rageants, sont intolérables. On sait certains souvenirs intangibles, mais on voudrait que ceux qui ont une matérialité soient éternels, comme autant de reliques. En les perdant, nos proches s’éloignent un peu plus encore, mais cette distance, imposée par des tiers, est impossible à accepter. Aux Arolsen Archives, on refuse d’ailleurs de s’y résigner. Montres, alliances, photos… C’est au travers d’objets familiers que l’exposition itinérante Stolen Memory, à l’initiative des archives, raconte l’inimaginable : la traque et le génocide de millions de personnes au nom de leur religion. Et si le régime nazi les a tués, il n’a toutefois pas rempli son objectif ultime, qui était de les effacer. Des décennies plus tard, l’exposition, qui mêle objets et portraits, tente de restituer aux héritiers des victimes de la persécution nazie les possessions qui leur ont été prises. À l’heure actuelle, les archives conservent encore environ 2.500 objets personnels d’anciens prisonniers des camps de concentration, en attendant qu’ils soient rendus aux familles des déportés auxquels ils appartenaient. À l’été 2022, l’exposition a fait arrêt à Liège, qui continue son cheminement de mémoire. Mais surtout, ne dites pas à Thierry Rozenblum qu’il s’agit d’un devoir.

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« Il s’agit d’un travail d’histoire, pas de mémoire, et surtout pas d’un « devoir de mémoire ». C’est très important comme distinction » insiste au bout du fil celui dont la voix, à force de porter celles des victimes de la Shoah, a adopté la diction nette et les syllabes distinctes d’un orateur rompu à l’exercice de la parole publique. « Le devoir de mémoire est un concept qui a été inventé il y a une dizaine d’années et qui, de mon point de vue, mais je ne suis pas le seul à le penser, est assez simpliste au vu de la complexité historique », regrette Thierry Rozenblum. « Cela donne bonne conscience, certes, mais niveau contenu, c’est assez creux. C’est une manière d’encourager l’empathie des personnes et l’émotion, en se concentrant uniquement sur la souffrance des victimes. Or, ce qui caractérise le travail des historiens, c’est la rigueur, et non l’affect. Cela n’empêche pas de se livrer à un travail de commémoration, ni de vouloir épouser le point de vue des victimes, mais on ne peut dénoncer les dérives du régime nazi qu’à travers un travail rigoureux. Bien sûr qu’on peut pleurer sur les destins tragiques des victimes de la Shoah, mais c’est important de montrer aussi comment les administrations belges ont mis la main dans l’engrenage et n’ont pas protégé leurs propres citoyens, au contraire. Car il s’agit bien de citoyens belges : à Liège, tous les déportés étaient parfaitement intégrés au moment où ils ont été arrachés à la ville » dénonce encore celui qui est tombé sur leurs destins presque par accident, au hasard d’une recherche familiale.

« Je voulais recueillir des informations pour préparer le 100e anniversaire de mon grand-père, Szyme Rozenblum, qui a vécu jusqu’à ses 103 ans. Mes recherches m’ont amené à faire une série de découvertes successives, dont l’épisode relativement peu connu de la déportation en mai 1942 des Juifs de Liège, mais aussi d’Anvers et de Bruxelles pour leur mise au travail sur la construction du mur de l’Atlantique. En tant qu’enfants ou petits-enfants de déportés, on avait entendu des bribes de ces histoires, mais nos ancêtres n’en parlaient jamais, sauf ensemble, parce que pour eux, cette situation n’était en rien comparable à celle des Juifs déportés à Auschwitz. C’est comme s’ils trouvaient ça indécent d’aborder le sujet » avance le Liégeois, qui s’est découvert la fibre d’un historien en compilant les trajectoires familiales, et a décidé d’ouvrir ses recherches à tous les Juifs de sa région natale. « J’ai trouvé dans la recherche une véritable passion. Pour moi, le travail d’archives est absolument fascinant » assure Thierry Rozenblum, qui s’y attèle sans relâche depuis plus de vingt ans, aidé dans sa démarche par la Ville de Liège, sans laquelle il n’aurait pas pu établir de registre de la population juive liégeoise, la Constitution interdisant le recensement sur base de critères religieux. Une fois cette liste établie, il a pu se lancer dans la minutieuse reconstitution des destins des Juifs de Liège sous l’occupation, et contribuer dans la foulée, tout en reconstruisant leurs parcours individuels, à déconstruire l’image faussée que les Liégeois aiment à se faire de leur rôle durant la guerre.

« Le manque de recherches sur le sujet a permis d’ignorer l’ampleur de la Shoah à Liège. On a longtemps tronqué la lecture en disant qu’au nord du pays, tout le monde était collabo, et qu’au sud, il n’y avait que des résistants. Or s’il n’y a aucun doute que la région liégeoise a été un bastion de la résistance et de l’aide apportée aux Juifs, de 1940 à 1942, dans l’application de la politique dictée par l’autorité allemande, le nord et le sud ont collaboré de la même manière » affirme Thierry Rozenblum. Qui salue le revirement adopté aujourd’hui à Liège, « une des seules villes d’Europe à concilier éducation et commémoration. Je n’ai pas d’affinité politique particulière envers lui, mais Willy Demeyer est un cas d’école, quelqu’un qui s’est extrêmement impliqué dans le travail d’histoire nécessaire, mais aussi un des premiers hommes politiques belges à avoir reconnu publiquement la responsabilité de l’administration de sa ville dans l’application des mesures anti-juives. Il a mouillé sa chemise avant tout le monde, en connaissance de cause. Même s’il ne faut pas non plus verser dans le travers inverse et accuser Joseph Bologne, bourgmestre de Liège durant la guerre, d’avoir été un collabo. C’est tout sauf vrai : c’était quelqu’un de très nationaliste, qui a résisté du mieux qu’il pouvait à certaines mesures que les nazis voulaient imposer. Rien n’est jamais entièrement noir ou blanc ».

Des nuances de gris qui nimbent mes aïeuls allemands, comme un brouillard duquel émergent des bribes d’information préservées du mal qui grignote progressivement les souvenirs de ma grand-mère. D’eux, je connais le strict essentiel : ils venaient de la bourgeoise de Krefeld, mon arrière-grand-mère s’appelait Katharina Neideck et elle avait une sœur et deux frères, qu’elle a laissés derrière elle après avoir rencontré mon arrière-grand-père, un Liégeois amené en Allemagne dans les années 20 par son service militaire. Afin d’en apprendre plus, il va me falloir emprunter les méandres d’une mémoire bien moins préservée que celle sur laquelle Thierry Rozenblum veille – et accomplir enfin mon devoir, celui d’être plus présente aux côtés de celle qui a toujours été au nôtre.

III.

Mais d’abord, Bella et Jean. Lancé sur leurs traces, Thierry Rozenblum esquisse rapidement deux destins coupés net avant même la puberté. Janchel Pailloucq (francisé en « Jacques » au cimetière) est né à Rezina, en Roumanie, le 24 décembre 1899, tandis que son épouse, Liuba Iochpa, voit le jour à Dubossary, en Russie, le 19 avril 1901. Ils arrivent tous deux à Liège en 1921, mais chacun de leur côté, Janchel s’inscrivant à l’université après avoir combattu aux côtés de l’armée russe à Odessa (déjà…), tandis que Liuba entame un cursus à la faculté des sciences de l’ULiège. Où ils seront bientôt rejoints par les deux sœurs de Janchel, Dora et Seindla, qui arrivent respectivement en 1922 et 1933. Après avoir exercé auprès d’horlogers de la région pour financer ses études, Janchel a obtenu son diplôme d’ingénieur en 1925 et a été engagé dans la foulée à la Compagnie des Compteurs et Manomètres, où il devient chef de service deux ans plus tard. Détentrice d’un diplôme d’ingénieur-chimiste obtenu en 1924 avec distinction à l’école spéciale des Arts et Manufactures de l’Université de Gand, Liuba est pour sa part engagée la même année comme ingénieur au service des laboratoires des Usines d’Athus-Grivegnée. Le couple se marie en 1926 et la famille s’agrandit rapidement avec l’arrivée d’Isabelle, dite Bella, en 1928, puis de Jean-Joseph six ans plus tard. Plutôt que de rester au foyer, Liuba, qui a complété ses études par une formation en métallurgie et métallographie à l’Université de Liège (décrochée avec distinction aussi) aborde les années 30 en commençant un cursus en dentisterie.

Diplômes, mariage, enfants, postes confortables : cette image d’Épinal de l’intégration réussie va bientôt être irrémédiablement souillée par les sombres desseins nazis. Lorsque la guerre éclate, les Pailloucq-Iochpa prennent le chemin de l’exode vers le sud de la France jusqu’à Bergerac, dans le Périgord, où ils ne resteront qu’un temps avant de regagner Liège. Inscrite au registre des Juifs de la commune, la famille refuse toutefois de se résigner, et dès mai 1941, Janchel rejoint le groupement de résistance « Front de l’Indépendance ». Quelques mois plus tard, c’est le drame : dans la nuit du 31 août au 1er septembre 1941, un bombardement détruit entièrement leur maison, tuant Bella et Jean et blessant leurs parents. D’après les informations rassemblées par Thierry Rozenblum, il est probable que la dévastation soit le fait d’un avion anglais qui aurait largué des bombes pour accélérer son retour à la base après une mission en Allemagne. Rien n’est décidément jamais entièrement blanc ou noir. L’avenir s’annonce en tout cas encore sombre pour la famille Pailloucq-Iochpa. Avec autant de détails que les documents existant, le lui permettent, mais sans sentimentalisme, Thierry Rozenblum raconte.

Soah

« Après le bombardement de leur maison, les époux sont recueillis chez des voisins et amis, Renée et René Prégardien, ce dernier étant un collègue de Janchel. Qui, contrairement à sa femme, est repris sur la liste des Juifs soumis au travail obligatoire, mais en est exempté, car reconnu comme invalide de la guerre 14-18. Le 12 juillet 1942, Liuba met au monde leur troisième enfant, un fils prénommé René qu’ils confient dès le mois de novembre à un couple de connaissances établi à Ath. Janchel Pailloucq décède le 26 décembre 1942 et son épouse prend le relais auprès de l’antenne locale du Comité de Défense des Juifs. Peu après le décès de son mari, elle quitte toutefois définitivement Liège pour Bruxelles, où elle travaille en tant que dentiste sous le nom de Angèle Haffen. Elle et son fils René seront les seuls de la famille Pailloucq-Iochpa à avoir survécu à la persécution nazie ». Et les Goldstein alors, dont le patronyme est aujourd’hui immortalisé parmi les pavés liégeois, quel fut leur sort ?

Jamais avare d’histoires dans l’Histoire, l’auteur d’« Une Cité si ardente » plonge à nouveau dans les archives et déroule le fil de vies à la fin tragique. « Caroline, Jacques et Emma sont trois des enfants de Philippe Goldstein et Julie Stern. Leurs parents sont tous deux nés aux Pays-Bas, lui à Maastricht, le 11 décembre 1837 et elle à Eysden, le 11 février 1845. Ils étaient vraisemblablement de nationalité néerlandaise avant de devenir Belges. Leur père, Philippe Goldstein, d’abord chantre à Eindhoven, est nommé ministre officiant à Gand en 1872. Il quitte cette ville pour s’installer à Liège où, de 1875 à 1900, il remplit la fonction de premier ministre officiant du culte israélite. Les trois aînés de leurs enfants sont nés aux Pays-Bas : Caroline à Waerden, le 22 novembre 1867, puis à Eindhoven, Jacques, le 21 octobre 1870 et Ernestine, le 20 août 1872 ; les cadettes naissent à Liège, Emma, le 20 août 1876 et Sophie, le 21 août 1877. Les coordonnées d’Édouard sont inconnues à ce jour ». Divorcée d’un certain Henri Bodet en 1920 après 17 ans de mariage, Caroline Goldstein s’installe début octobre 1940 au numéro 7 de la rue Matrognard, son dernier domicile connu. Elle est femme au foyer, tandis que son frère, Jacques, est pensionné du « Chemin de Fer de l’État » et ses deux sœurs, Emma et Sophie, à sa charge. Cette dernière décède le 12 mars 1941, et au printemps suivant, Caroline, Jacques et Emma, pourtant âgés respectivement de 73, 70 et 63 ans, sont repris sur la liste des Juifs soumis au travail obligatoire. « Le 5 juillet 1944, poursuit Thierry Rozenblum, dans le cadre d’une action menée par l’occupant et visant à arrêter tous les Juifs belges de la région liégeoise, ils sont arrêtés et internés à la Citadelle de Liège, caserne militaire reconvertie en prison de haute sécurité par l’occupant allemand ».

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Tandis que la fratrie Goldstein est rassemblée comme du bétail, cela fait plusieurs années déjà que ma grand-mère est cachée au milieu des pensionnaires ordinaires ainsi que de petites filles juives dans une institution religieuse du côté de Ramioul. Mais cachée de qui ? Pour le comprendre, il faut retourner vingt ans en arrière, lorsque Katharina Neideck tombe sous le charme d’Alfred Martial, un beau soldat belge stationné à Krefeld. Entre deux éclats de rire, ma grand-mère décrit « un couple terrible », « tombé fou amoureux », qui « s’adorait ». « Ma mère parlait déjà très bien français avant de rencontrer mon père, alors que lui ne parlait pas un mot d’allemand. Cela n’a pas gêné ma famille maternelle, qui était très ouverte aux autres, par contre, la famille de mon papa a été très fâchée qu’il épouse ‘une Boche’ ». Une Boche, peut-être, mais pas au sens que le terme prendrait quelques années plus tard, avec la montée d’Hitler au pouvoir et l’assimilation Allemand/nazi dans l’imaginaire collectif.

« Maman venait d’une famille très aisée grâce à son père, Stefan, qui occupait un poste haut placé à la banque. C’étaient des gens très tolérants, qui ne voulaient rien avoir à faire avec les nazis. J’adorais mon grand-père, il était petit, mignon et gentil, et surtout, il me comprenait quand je lui parlais en français, contrairement à ma grand-mère. On allait les voir deux fois par an, en train. Je suis née chez eux, à Krefeld, mais quand j’avais quatre ou cinq ans, on a déménagé au Congo parce que papa avait trouvé du travail au chemin de fer, à Kiluba. J’aimais beaucoup notre vie là-bas, on était gâtés et je ne devais pas aller à l’école, mais très vite, mon père a eu un accident mortel et maman s’est retrouvée veuve avec deux enfants en bas âge, mon petit frère et moi. Cela lui a causé un chagrin dont elle ne s’est jamais vraiment remise, et quand il a fallu rentrer en Europe, elle n’a jamais envisagé de retourner en Allemagne. Son mari était Belge, et elle lui avait promis que ses enfants le resteraient » se rappelle ma grand-mère, dont les souvenirs sont d’autant plus limpides qu’ils s’éloignent de la surface. Alors qu’il lui arrive parfois d’oublier mon prénom, et de m’inventer pour y remédier des surnoms qui me feraient rire si la situation n’était pas si triste, sa mémoire des événements de la guerre et d’avant est intacte. Bien que reconnaissant un manque d’intérêt inhérent à son âge pour la menace qui grondait alors en Europe, Mamy se souvient qu’Hitler « était déjà au pouvoir quand on a quitté le Congo, mais maman ne parlait pas volontiers de ça. D’abord parce que pour elle, l’Allemagne appartenait au passé, mais aussi parce que sa famille n’était pas du tout en faveur du régime nazi, et elle non plus. C’est pour ça qu’elle nous a mis en pension durant la guerre, mon frère et moi, parce qu’elle avait peur qu’on soit appelés à rejoindre le Hitlerjugend. Pour elle, c’était hors de question, alors elle a décidé de nous cacher. À la pension, il y avait des petites Juives et je m’entendais bien avec toutes sauf une, qui m’appelait toujours ‘la Boche’, mais je ne répondais rien parce que maman m’avait appris que c’était ce qu’il fallait faire quand on nous disait ça, même si ça nous faisait de la peine. Au pensionnat, on entendait à la radio des nouvelles de la guerre, mais on n’était pas au courant de ce qui se passait dans les camps de concentration. Même les petites filles juives ne le savaient pas ».

Et la famille allemande, alors, dans tout ça ? « C’étaient des gens bien, qui n’ont rien fait de ce qu’il ne fallait pas », assure ma grand-mère. Encore que, « après la guerre, ma tante Maria s’est mariée au gros Jakob, un nationaliste très favorable au régime d’Hitler, et ça a été très dur pour tout le monde. Personne ne l’appréciait dans la famille, ma mère la première ». Laquelle n’est pas retournée tout de suite voir sa famille après la capitulation allemande. « On a su que la guerre était finie en voyant les chars américains passer devant le pensionnat. Maman est venue me chercher, puis mon frère, et elle nous a appris que nos grands-parents avaient été épargnés par la guerre ».

IV.

Tous n’ont pas eu cette chance, à commencer par Caroline, Jacques et Emma Goldstein. Au gré de mes recherches, les voix de ma grand-mère et de Thierry Rozenblum s’entremêlent et c’est celle de ce dernier qui reprend le récit avec une précision clinique. « Transférés au Sammellager Mecheln, le camp de rassemblement de Malines, à la caserne Dossin, ils y sont incarcérés. Ils sont déportés par le XXVIe convoi du 31 juillet 1944. Caroline Goldstein porte le numéro 633, Jacques Goldstein, le numéro 634 et Emma Goldstein, le numéro 635 sur la liste du convoi. Aucun d’entre eux n’est revenu de déportation ». Pas de fin heureuse pour la fratrie Goldstein, comme pour nombre des histoires que ce passeur de mémoire reconstitue minutieusement. À quel prix ? « J’ai un bon psy qui me suit depuis pas mal d’années, rit Rozenblum. Je peux m’ouvrir à lui dans les moments plus compliqués de mes recherches, car si tout travail d’histoire nécessite d’arriver à gérer ses sentiments, il m’arrive d’être submergé par l’émotion. Ces histoires sont toutes douloureuses. L’un dans l’autre, elles finissent toujours très mal, mais parfois, il y a des fins encore plus épouvantables que d’autres ». À l’image de celle subie par Marjem Rozen, épouse de Moszek Kempner, et de la fille du couple, Brandel, née à Liège en 1922. « Je savais que la famille, installée à Grivegnée, avait été déportée le 4 août à Auschwitz. La plupart des passagers du convoi avaient été assassinés dès leur arrivée sur place, mais mère et fille étaient entrées dans le camp. Je n’en savais pas plus sur leur parcours jusqu’à ce que je sois contacté par un historien allemand qui faisait des recherches sur le camp du Struthof, et plus précisément, les assassinats de Juifs qui y ont eu lieu aux mains d’August Hirt, médecin et professeur de médecine qui s’est servi des prisonniers comme de cobayes. Il voulait constituer une collection de squelettes, c’était un projet qui avait reçu l’approbation d’Himmler et qui visait à « garder des traces des Juifs compte tenu de leur disparition prochaine ». Marjem et Brandel ont été choisies (et gazées) pour ces expériences, et comme l’historien qui a retrouvé le nom de chaque victime savait que je m’intéressais aux déportés de Liège, il m’a transmis ces informations afin que je puisse compléter leur biographie » partage Thierry Rozenblum. Et de confier que bien que « l’histoire de la Shoah soit parsemée de choses épouvantables, le destin de cette mère et de sa fille m’a particulièrement choqué ». On le serait à moins, surtout quand cette fin aussi injuste que tragique est mise en miroir des quelques photos qui subsistent de la famille, dont les visages souriants aux yeux brillants sont figés pour l’éternité dans des moments à mille lieues de leurs derniers instants.

Shoah*

Malgré mes tentatives de combler les blancs, il s’avère impossible d’effectuer un travail similaire à celui de Thierry Rozenblum pour rendre avec plus de précision le parcours de ma famille allemande, faute d’archives accessibles. Au sujet de l’oncle Jakob, mon père se souvient d’une sorte de tyran domestique, qui imposait une prière avant chaque repas, mais aussi et surtout, le rythme auquel le reste de la tablée mangeait : interdiction de toucher ses couverts avant ou après qu’il ait commencé ou fini de manger. Son épouse, Maria, qu’il ne peut s’empêcher de mimer en tremblotant, était pour sa part atteinte de la maladie de Parkinson, donc, mais aussi et surtout « super gentille », à l’image des deux autres frères de sa grand-mère, Otto et Karl. Ma mère, elle, venue rendre visite à ces lointains aïeuls par alliance alors qu’elle était enceinte de moi, en garde un souvenir écœuré, celui des harengs noyés de crème qui lui avaient été servis et qu’elle n’avait pas osé refuser. « J’aimais bien ma famille allemande, mais je me sens Liégeoise jusqu’au bout des doigts et pas Allemande pour un sou » assure ma grand-mère, qui bien qu’elle maintienne que les Neideck n’ont rien à se reprocher, n’a jamais voulu apprendre leur langue. « Pour moi, c’était la « langue des Boches », affirme-t-elle. Maman était prête à me donner dix francs pour que je l’apprenne, ce qui était beaucoup à l’époque, mais je n’ai jamais voulu et je l’ai bien regretté. Il a fallu un petit temps après la guerre pour qu’on apprenne l’existence des camps de concentration et d’extermination, mais quand j’en ai eu vent, j’ai détesté les Boches, et j’en ai même voulu un moment à ma maman, parce que pour moi, elle était l’une des leurs. C’est en voyant à quel point elle était gentille et courageuse, et combien elle se sacrifiait pour nous, que j’ai compris qu’il n’y avait pas que de mauvais Boches ». Ceux qui l’étaient sont pour la plupart rentrés dans l’Histoire, qui a une fâcheuse tendance à n’immortaliser que les extrêmes. Aux archives générales, vers lesquelles m’a aiguillée Thierry Rozenblum, assurant qu’ils disposent de profils extrêmement complets, il n’existe aucune trace de Katharina Neideck, dont on m’explique qu’elle a automatiquement acquis la nationalité belge par alliance, et « qu’entre son arrivée et son mariage, il semble que la Police des Étrangers n’ait pas eu le temps de l’enregistrer ». Chou blanc aussi du côté de l’administration de la ville de Krefeld, où mes demandes de plus amples informations sur Stefan, Katharina, Otto et les autres restent sans réponse, malgré l’assurance que ma requête « wurde unter der Ticketnummer 202200688 an den zuständigen Fachbereich weitergeleitet ». Un département responsable qui avait visiblement d’autres chats à fouetter, à moins qu’il n’ait tout simplement décidé de ne pas hanter les fantômes du passé, d’autant qu’un certain Otto Neideck (deuxième du nom ?) est un ténor politique de la région, passé président d’honneur de l’Association régionale du Rhin supérieur du Sud après avoir été plusieurs années durant bourgmestre de Freiburg.

Près de 80 ans après la capitulation de l’Allemagne nazie, on ne se souvient des douze ans du Troisième Reich et des cinq ans de guerre qui ont ravagé l’Europe que par le prisme de l’ignominie. Plus précisément, de ceux qui en ont été coupables ainsi que de ceux qui en ont été victimes, même si les relents nauséabonds d’antisémitisme et de fascisme qui empestent çà et là l’actualité internationale laissent supposer que le souvenir de ces derniers ne soit pas aussi préservé qu’il devrait l’être. Quand on se plonge dans les méandres de l’Histoire, rien n’apparait entièrement blanc ou noir, même si l’on semble avoir plus de facilités à retenir les récits monochromes – et encore. Alors que je fouille ses souvenirs autour d’un éclair au chocolat apporté pour agrémenter son plateau-repas, ma grand-mère est épisodiquement interrompue par les cris aigus d’une de ses compagnes d’étage. « Vous n’êtes que des voyous ! Venez tout de suite ! Vous n’avez jamais le temps » glapit la voix. À la question de savoir si ça ne la dérange pas, mon aïeule répond, tout sourire, qu’il n’en est rien, au contraire même : « C’est une petite fille ! J’adore les enfants ». L’ironie de cette explication aussi naïve qu’incongrue vu le cadre ne m’échappe pas, alors c’est moi qui m’enfuis, parce que pleurer devant quelqu’un dont la vie est réduite à quatre murs qui empestent le désinfectant est toujours aussi indécent.

Certaines histoires ont des fins tragiques, d’autres sont juste tristes. Das Leben ist kein Ponyhof.

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Cet article a originellement été publié dans le numéro #5 du magazine SIROP paru en décembre 2022 (www.siroplemag.be). Illustrations par Pauline Gillard. Crédit photos : collections personnelles de Thierry Rozenblum, de l’ASBL Mémoire Dannes-Camiers et de Kathleen Wuyard.

Shoah

 

Journaliste pour Le Vif Weekend & Knack Weekend, Kathleen a aussi posé sa plume dans VICE, Le Vif ou encore Wilfried, avec une préférence pour les sujets de société et politique. Mariée avec Clément, co-rédacteur en chef de Boulettes Magazine, elle a fondé avec lui le semestriel SIROP, décliné à Liège et Bruxelles en attendant le reste du pays.