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Léonie de Waha

30 ans d’immersion anglaise à Liège

They had a dream… Il y a 30 ans, un rêve a été porté à bout de bras par un groupe de parents et une école primaire : le rêve de changer l’approche d’apprentissage des langues par l’immersion. Gratuitement. Pour tous. Dans le centre-ville liégeois. Ce concept n’existait pas encore en Belgique, alors ils l’ont initié et depuis, de nombreuses écoles ont suivi leur exemple.

30 ans plus tard, le projet continue, les enfants ressortent à 12 ans, bilingues français-anglais. Leur niveau d’anglais est supérieur à celui des étudiants qui sortent de l’école secondaire après 6 années d’apprentissage « traditionnel ». Ils réussissent le CEB aussi bien que les élèves qui ont suivi leur cursus en français. Leur orthographe est aussi bonne, de même que leur connaissance du français. Et ils se sont ouverts durant les sept années de leur apprentissage (l’immersion commence en troisième maternelle) sur une autre culture, une autre manière d’appréhender la réalité qui les entoure et ils ont développé une grande empathie grâce à une meilleure compréhension des difficultés de communication.

Des Liégeois bilingues à 12 ans ? Où ? Quoi ? Comment ?

Ce projet un peu fou (mais au fond très réaliste) a été initié en septembre 1989 avec une première classe expérimentale de troisième maternelle. Les parents qui ont souhaité lancer ce projet se sont inspirés d’expériences déjà existantes depuis plusieurs années au Canada et aux États-Unis. A l’époque, le directeur de l’école, Robert Briquet, devait demander une dérogation spéciale pour cet enseignement bilingue. Un comité d’accompagnement scientifique, en partenariat principalement avec l’Université de Liège (les départements de pédagogie et logopédie) a été créé. Un système de suivi poussé des enfants a également été mis en place pour éviter les effets néfastes de la méthode sur leur apprentissage de la langue française et sur les acquis pédagogiques.

Quelques années plus tard, un décret porté par Laurette Onkelinx, alors Ministre de l’Enseignement, permettra que l’enseignement en immersion devienne une possibilité d’enseignement, non plus une exception.

C’est aussi le projet d’une école. Une école dont les murs racontent une histoire : celle de Léonie de Waha qui crée en 1868 un institut public pour jeunes filles dans lequel chaque culte a sa place, alors que les établissements ouverts aux filles étaient rares à cette époque et exclusivement catholiques.

L’Église catholique s’insurge, l’Évêque de Liège ira jusqu’à excommunier les demoiselles qui étudient à l’institut. Cet établissement, par ailleurs, sera considéré comme l’un des plus performants d’Europe et accueillera notamment la fille du Shah d’Iran.

Le bâtiment est orné de fresques magnifiques, toujours visibles actuellement (n’hésitez pas à aller y faire un tour lors des journées du patrimoine, cela en vaut le détour.). L’école sera léguée à la Ville de Liège par la suite, mais ce vent innovant continuera de souffler au travers des siècles.

Il n’est donc pas étonnant que cette école ait soutenu le projet linguistique des parents. Elle développera également l’enseignement de type Freinet pour le secondaire, avec quelques classes immersives (le primaire quant à lui se concentre uniquement sur l’immersion).

Léonie de Waha

Léonie de WahaAlors, cette immersion en langue anglaise, ça veut dire quoi exactement ?

À partir de la troisième maternelle, les enfants liégeois ont deux institutrices pour l’immersion : une qui leur parle en anglais pendant 20 heures par semaine, une autre en français durant 6 heures. Ils suivent en outre un cours de gym en français de deux heures.

L’âge de l’enfant a son importance. En 1989, le Pouvoir Organisateur de l’école et le Ministre de tutelle de l’époque (Jean-Pierre Grafé) souhaitaient s’assurer que les enfants aient acquis de solides bases en français avant d’être immergés dans une nouvelle langue. D’un point de vue linguistique, l’apprentissage d’une langue à cet âge-là est toujours considéré comme précoce, à l’instar d’une langue maternelle.

A sa naissance, l’enfant est capable de détecter tous les sons des langues existantes mais, déjà à la fin de la première année de vie, il ne lui reste qu’environ 10 % de ces possibilités, même s’il lui est encore possible de réactiver ces zones cérébrales jusqu’à environ 4-5 ans.

L’enfant ne traduit pas ce qu’on lui dit d’une langue à l’autre, il apprend simultanément les deux langues dans une période de sensibilité du cerveau au langage. Le réseautage cérébral qui se forme est donc plus intense et rapide que celui d’un enfant monolingue ou d’un enfant qui sera confronté aux langues étrangères à un âge plus avancé. Il comprend très vite que, pour une même réalité, plusieurs mots sont possibles.

Léonie de Waha

Annick Comblain, docteur en logopédie et Professeur à la Faculté de Psychologie, Logopédie et Sciences de l’Éducation de Université de Liège, a été très impliquée dans le développement du projet immersif à Waha, en compagnie à l’époque du Professeur Jean Rondal. Elle nous rappelle que la grille horaire avait été spécialement réfléchie par le comité d’accompagnement scientifique. L’équilibre de la formation est donc primordial pour la réussite du projet. Le nombre d’heures en troisième primaire a malheureusement été diminué de 18 à 12h cette année par la Ville de Liège, alors que le but de l’équilibre trouvé était de maintenir un nombre élevé d’heures en anglais jusqu’en quatrième année primaire et petit à petit de diminuer celles-ci afin que les enfants puissent passer le CEB en français, sans difficulté.

En première année primaire d’immersion, c’est en anglais que les enfants apprennent à lire et écrire. Ils transposent en général l’apprentissage vers le français d’eux-mêmes durant les vacances d’été et en deuxième année primaire ils développent également la lecture et l’écriture en français, en petits groupes, à raison de 3 heures par semaine.

Léonie de WahaL’immersion, une chance pour tous ?

Pas d’élitisme, pas d’enseignement réservé aux enfants aisés financièrement (les voyages scolaires, même à l’étranger, sont réfléchis afin de maintenir un coût très raisonnable), pas besoin d’être un génie non plus, car la méthode fonctionne pour tous les enfants (sauf difficultés extrêmes).

Certains parents inscrivent leurs enfants dès la naissance, pourtant le nombre de places disponibles est assez élevé, car il y a deux classes par année. Un des grands avantages d’avoir ces deux groupes d’enfants par niveau est de pouvoir maintenir une harmonie dans l’apprentissage de la langue cible en cas d’absence d’un professeur. Il n’est en effet pas toujours évident de trouver un remplaçant qui est native speaker ou dont le niveau d’anglais est suffisamment élevé pour être assimilé à celui d’un natif.

L’école primaire Léonie de Waha est une école qui prône le multiculturalisme et l’ouverture aux autres. Chaque année, les enfants forment une chorale et entonnent des chants de Noël en anglais. On se croirait au bord de la Tamise, plutôt qu’à 500 mètres de la Meuse.

Léonie de WahaLes parents ne doivent pas nécessairement être en mesure de parler en anglais, car les enfants sont très vite responsabilisés pour comprendre les devoirs à effectuer avec une grande autonomie.

Annick Comblain insiste d’ailleurs (ses enfants ont également suivi leur cursus dans cette école) sur le fait que le rôle des parents est principalement un rôle de soutien, en aidant l’enfant à se confronter le plus tôt possible à la nouvelle langue, en lui montrant qu’elle existe aussi en dehors de l’école et en valorisant l’importance d’y avoir accès. Ils doivent également rester vigilants si l’enfant se décourage ou éprouve des difficultés, les équipes pédagogiques peuvent également l’aider à les surpasser. Mais très vite, l’enfant se rend compte que, même s’il a parfois des devoirs dans deux langues, c’est pour lui une chance extraordinaire de connaître ces deux univers et de pouvoir s’y mouvoir avec aisance.

30 ans, ça se fête évidemment !

En 2020, le programme immersif du lycée de Waha fête ses 30 ans. Le directeur, Olivier Salmon, a dévoilé le programme préparé spécialement pour l’occasion. Le vendredi 27 mars, un spectacle anglophone des élèves, avec pour thème le « voyage dans l’espace-temps » sera présenté au Trocadéro. Une occasion d’y rencontrer, autour d’un verre de l’amitié, tous ceux qui ont permis à cette expérience d’exister, de fonctionner et de perdurer.

Et dans 30 ans, on en sera où ?

On aimerait espérer que ça ne soit pas une question qui fâche ; que malgré les tensions existantes entre la Ville, l’école et le comité de parents, les regards se focalisent sur ce qui a été créé, ici, à Liège, il y a 30 ans. Que l’on se rende compte que les Bruxellois nous envient, que nous vivons dans un pays trilingue dans lequel l’apprentissage des langues reste un sujet de tension. Que l’ouverture aux autres est primordiale et nécessaire. Que l’enseignement traditionnel ne favorise pas l’expression orale et se focalise sur les erreurs commises, décourageant nombre d’enfants à oser s’exprimer dans une langue qu’ils parviendront plus difficilement à maîtriser.

Que l’on garde à l’esprit que les enfants, qui sortent de cette école, portent leur bilinguisme et les valeurs liégeoises où qu’ils aillent, que ça soit pour un stage durant leurs études en Nouvelle-Zélande, dans un cursus scolaire en anglais à Maastricht ou en réussissant avec facilité les examens d’entrée dans une université britannique.

Léonie de WahaEn 2002, les enfants de l’école primaire Léonie de Waha ont remis au bourgmestre, Willy Demeyer, ainsi qu’à l’échevin de l’instruction publique de l’époque, Jules Jasselette, une boîte qu’ils ne pouvaient pas ouvrir avant le 31 décembre 2031. Cette boîte recèle les souvenirs de l’année 2001 compilés par les enfants de cette école (notamment avec des autoportraits, des posters de Harry Potter, des notes sur les évènements du 11 septembre). Les enfants invitaient ainsi les autorités de la Ville à se projeter sur le long terme.

Osons peut-être, nous aussi, avoir un rêve et espérer que dans 11 ans (et dans 30 ans évidemment), la Ville de Liège continuera à soutenir tous les projets d’immersion qui se sont développés avec beaucoup de succès ces dernières décennies dans sa commune et qu’elle restera fière de cet établissement public du centre-ville qui a permis aux Liégeois d’accéder aux langues différemment et aisément, en osant sortir des sentiers battus et en réussissant brillamment ce pari un peu fou.

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