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Les restaurateurs en ont marre du Michelin DR Boulettes Magazine Canva

Pour les restaurateurs belges, le dernier Michelin est plutôt indigeste

Alors qu’aux quatre coins du 4.000, on célèbre le retour des étoiles (en l’occurence, celle du Toma de Thomas Troupin) en ville, nombreuses sont aussi les voix qui s’élèvent pour critiquer un classement qui semble avoir fait son temps. Viser la lune? Cela ne met plus d’étoiles dans les yeux des restaurateurs, pour qui le Michelin est de plus en plus difficile à avaler. 

Signe des temps: de grands noms de la gastronomie tels que Sébastien Bras***, Fredrik D’Hooge*, Marc Veyrat***, Olivier Roellinger*** ou encore la Belge Karen Keyngaert* ont rendu ou tout bonnement refusé leurs étoiles. Ainsi que l’expliquait cette dernière à Munchies dans la foulée d’un geste qui n’était pas passé inaperçu dans les médias, « il y a encore dix ans de cela, obtenir une étoile Michelin était un véritable honneur. Mais aujourd’hui, avec le contexte économique actuel, c’est plus un cadeau empoisonné. Les gens ne vont dans les étoilés que pour les grandes occasions. Il faut prévoir de passer beaucoup de temps à table et le coût du personnel a tellement augmenté que ça devient ingérable. Les clients viennent aujourd’hui avec certaines attentes. Ils veulent certains produits en particulier, comme du homard ou de l’agneau. Mais les prix à l’achat sont à la hausse et se retranscrivent sur l’addition. Et ça, les clients ont du mal à l’accepter ». Et d’en profiter pour confier au pendant food du magazine VICE son avis sur un guide dont le concept même ne correspond plus à l’époque.

« L’étoile implique tout un décorum qui n’a plus lieu d’être. Si jamais une carte est cornée ou une nappe mal pliée, les gens vont finir par lâcher des remarques du style : « Hum, je ne crois pas que cela soit très convenable, pour un étoilé ». Ranger les pardessus dans un vestiaire, habiller les serveurs d’un uniforme spécial, leur faire mettre des gants blancs pour disposer l’argenterie… Personnellement, je me contrefiche de tout ça quand je vais manger donc pourquoi je voudrais ouvrir un restaurant de ce genre ? En tant que chef, on perd une part de liberté en acceptant ça ».

Un sacrifice que certains chefs restent prêts à faire, même si rien ne garantit qu’il s’avèrera payant sur la durée. Après tout, François Piscitello, lui-même étoilé pour ce qui était alors encore le Jardin des Bégards et pas Toma, ne s’est-il pas vu arbitrairement retirer son étoile il y a quelques années de ça?

Parmi les « punis » de la promotion 2022, le chef Lionel Rigolet, du Comme Chez Soi, veut faire bonne figure. Dans un communiqué, il a ainsi tenu à « remercier du fond du coeur notre fabuleuse équipe, nos clients fidèles, nos amis et notre famille pour leur soutien sans faille dans les bons et les moins bons moments ; leur présence nous va droit au cœur et vaut toutes les étoiles du monde ». Et d’ajouter que le « Comme chez Soi est avant tout une Maison qui aime recevoir, faire plaisir et partager et ce, depuis toujours et pour toujours », même si, en commentaire d’un billet d’humeur partagé par le sommelier et humoriste Eric Boschman, le chef bruxellois s’est dit « abattu et désemparé ».

Lionel Rigolet a perdu une étoile Michelin - DR

La guerre des étoiles

On le serait à moins: selon Olivier Gergaud, professeur d’économie à la Kedge Business School, « en moyenne, quand il perd une étoile, un restaurant voit sa rentabilité passer de 3% à -2%”. Et c’est sans compter sur l’inévitable impact psychologique de ce déclassement, qu’Arnaud Magnier, chef luxembourgeois du (désormais plus étoilé) Restaurant Clairefontaine a partagé sur les réseaux sociaux.

« Soyons honnêtes. À l’annonce de cette nouvelle, la première réaction est de ressasser le pourquoi du comment avec colère. On essaye de comprendre et de trouver à tout prix un coupable… Mais on le sait tous. Après un coup de massue, la lucidité manque et la tentation est forte de s’accrocher à de mauvaises raisons. Puis, à tête reposée, on se dit que finalement cela ne sert à rien de donner une justification à l’inexplicable ».

Et de choisir, philosophe, de se raccrocher au fait que « lorsqu’on voit une étoile filante, on doit faire un vœu. Le nôtre est celui de retrouver au plus vite notre sérénité pour écrire une nouvelle page de notre restaurant. L’histoire est belle et rien ne pourra l’arrêter ». Une jolie pirouette, Erich Boschman adoptant pour sa part une approche plus cynique d’un classement Michelin qu’il compare à une « fancy-fair annuelle », notant que cette année, « plus d’édition papier désormais. Ça évitera les questions embarrassantes à propos du tirage et, surtout, du taux de renouvellement des guides ».

« Les perseïdes illuminent la Flandre une année de plus. En Wallonie, c’est à croire que rien ne vaut la peine que l’on s’y arrête. A un tel point que l’on frise le grotesque. Et à Bruxelles… c’est le désert (…) Et puis, pour être bien sûr que l’on parle bien de cette sortie sur les réseaux sociaux, il faut un sacrifice fort. Un geste qui fera du bruit, qui déchaînera les passions… Fallait-il pour autant se faire de la pub sur le dos d’une des institutions les plus stables du royaume? » – Eric Boschman.

Et l’hédoniste auto-proclamé de souligner que, n’en déplaise au Michelin, au Comme chez soi, « le chef, contrairement à un tas d’autres, est chaque jour dans sa cuisine. Les équipes tournent comme une horloge suisse. Saucier et rôtisseur de talent, il est entouré d’une solide équipe. En salle Laurence Wynants et leur fils Loïc Rigolet ainsi que l’équipe abattent un boulot au millimètre. Chez eux on ne va pas pour une expérience mais pour un moment hors du temps ». Une authenticité qui ne rentre peut-être pas dans les codes stricts du guide Michelin, mais qui séduit de plus en plus de dîneurs lassés de retrouver d’un établissement coté à l’autre les mêmes gimmicks pensés pour les réseaux sociaux.

Sortie de route pour le Michelin

On n’a en effet jamais plus mangé avec les yeux qu’en 2022, mais cette valse de plats photogéniques qui se tourbillonne en ligne tourne aujourd’hui à l’indigeste, à l’image du classement d’un guide qui a, certes, toujours été arbitraire, mais dont l’approche ne fait plus sens. Et pas uniquement parce qu’elle se mêle aujourd’hui d’une volonté, par définition opposée à son rôle de parangon subjectif du bon goût, de s’inscrire dans la démarche sensationnaliste exigée par l’ère des réseaux sociaux, avec déclassements lapidaires à la clé. En bien ou en mal, pourvu qu’on en parle?

Les restaurateurs concernés ne seraient certainement pas de cet avis-là, et il n’est pas certain que le buzz éphémère suscité à chaque nouveau (dé)classement Michelin soit bénéfique au vénérable guide rouge, qui peine à séduire la jeune génération de gourmets – et à fidéliser leurs parents, dont le palais a pourtant été formé à l’époque où le guide était encore synonyme d’excellence gastronomique. En 2005 déjà,  Alain Senderens, chef du Lucas Carton à Paris, renonçait à ses trois étoiles pour s’inscrire dans une démarche « moins ampoulée et plus sympa, plus en prise directe avec l’air du temps ». Un parti pris que font de nombreuses (excellentes) tables de la région, boudées peut-être par le Michelin mais certainement pas par une clientèle de curieux et habitués qui s’y régalent.

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Nul besoin d’étoile ni même de mention pour savoir qu’au Sauvage, de Hyun Frère, on savoure une des cuisines les plus élégantes et inventives de la Province, agrémentée en prime de la sélection délicieusement surprenante de vins allemands de son sommelier, Urs. Pas besoin non plus d’accolade pour qu’Utopia, succulent OVNI surgi récemment dans le paysage gastronomique liégeois, affiche complet à chaque service.

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Toujours pas d’étoile pour Stéphane Diffels, que le Michelin qualifie pourtant l’Air de rien de « chef singulier », louant ses « assiettes créatives, garnies de sauces intenses et de saveurs complexes et contrastées »? Qu’à cela ne tienne, les vrais savent, et ils ne ratent pas une occasion de s’y attabler, tout comme le Moment est devenu en un an seulement un des nouveaux terrains de jeu préférés des gourmets principautaires. De retour au firmament des chefs étoilés à la faveur d’un nouveau guide récompensant son projet post-Menuiserie, Thomas Troupin jure pour sa part depuis l’ouverture à qui veut l’entendre cuisiner « pour le plaisir et pas pour la reconnaissance des guides gastronomiques ». Lesquels continuent à mettre leur grain de sel auprès de restaurateurs qui refusent toutefois aujourd’hui d’être mangés à toutes les sauces.

Journaliste pour Le Vif Weekend & Knack Weekend, Kathleen a aussi posé sa plume dans VICE, Le Vif ou encore Wilfried, avec une préférence pour les sujets de société et politique. Mariée avec Clément, co-rédacteur en chef de Boulettes Magazine, elle a fondé avec lui le semestriel SIROP, décliné à Liège et Bruxelles en attendant le reste du pays.