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Midi-minuit

Arrêtez d’appeler les Night Shops « Pakis »

Ils s’appellent Chandh, Kahl, Masih, Claude ou Yuri, et sans eux, Liège ne serait pas vraiment Liège. De jour ou de nuit, ils voient défiler la population, pour un paquet de cigarettes, une cannette ou un snack sucré. Des visages connus pour des trajectoires singulières. Petits commerçants de quartier et vecteurs de proximité, quels regards portent-ils sur la ville et sur ses habitués ?

« Mon ami, ça va bien aujourd’hui ? » s’enquiert Chandh, en déposant sur le comptoir un paquet de cigarettes qu’il fait glisser en direction d’un de ses réguliers. Une après-midi somme toute assez calme, comme il le fait d’emblée remarquer, « mais c’est tout autre chose la nuit ». Et c’est vrai qu’en soirée, il n’est pas rare de voir une file se former devant son magasin, au coin des rues de Sclessin et Albert de Cuyck. À l’aube comme au milieu de la nuit, les petits magasins de proximité de la ville semblent ne jamais désemplir. Tout qui a déjà fait la fête dans la Cité ardente le sait : ils sont le phare des noctambules, quand les bières et les cigarettes viennent à manquer. Deux produits essentiels à leur fonctionnement, mais qui sont loin d’épuiser la diversité des provisions proposées. Ici, on achète de tout et à toute heure.

Ne m’appelez plus « Paki »

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Liège fait partie de ces villes où, de manière absolument décomplexée, une bonne partie de la population utilise le terme « Paki » pour parler d’établissements variés, du Night Shop à l’épicerie de quartier. Un mot fourre-tout dont on ne sait trop bien s’il désigne le magasin ou la personne qui le tient. Un mot banalisé aussi, alors même qu’il est réducteur et connoté. Loin de se résumer à une abréviation familière, il charrie derrière lui un imaginaire raciste qui fait écho aux violentes attaques perpétrées à l’encontre des personnes originaires des anciennes colonies britanniques au Royaume-Uni. Une histoire chargée, qui peut de prime abord paraître bien éloignée de notre cité. Problématique l’emploi du mot « Paki » ? Tout dépend de l’usage que l’on fait, et de la personne à qui on l’adresse.

Si beaucoup de gérants de magasins de proximité sont effectivement issus de la diaspora sud-asiatique, les relations sont parfois compliquées entre certains de ces pays. C’est ce que nous explique Chandh, lui-même pakistanais, en prenant le temps de nous raconter l’histoire complexe qui lie le Pakistan, l’Inde et le Bangladesh, la séparation en 1947, les conflits civils, les morts des chaque côté et les grandes migrations. Pour autant, c’est en riant que Claude nous fait remarquer qu’il n’y a aucun souci entre ses collègues Khal (pakistanais) et Singh (indien) avec qui il travaille chez « Kausar », place du Marché. Et d’ailleurs, bien qu’il soit lui-même togolais, c’est toujours en riant qu’il nous signifie que se faire appeler « Paki » ne lui fait ni chaud ni froid, franchement. Des dénominations qui, si elles peuvent blesser, semblent être acceptées avec une certaine fatalité : « Pour les Occidentaux, les Pakistanais et les Indiens ont le même visage », constate Khal, « ce n’est donc pas méchant quand des clients disent ça sans discernement ». Avant d’ajouter : « Mais quand je les entends, je leur réponds qu’en Ourdou, « Paki«  veut dire propre, et ils sont toujours étonnés ! ».

En Ourdou, « Paki«  veut dire propre, explique Khal

Un avis que partage Chandh, qui y voit avant tout le choix de la facilité : « Imaginez quelqu’un qui est au téléphone, qui vous demande où vous êtes. C’est plus simple de dire « chez le Paki« , s’ils ne connaissent pas mon nom ». Finalement, si le terme est si souvent employé, c’est peut-être parce que la majorité des petits commerces du genre est tenue par des Pakistanais, déduit-il à voix haute, sans vraiment se l’expliquer.

Des échoppes et des hommes

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Des petits commerces qui sont nombreux à avoir ouvert leurs portes dans le centre de Liège. Une multiplication réprouvée par beaucoup. Pour Claude, si les Night Shops répondent avant tout à une demande, ils n’en demeurent pas moins le reflet d’une certaine reproduction sociale. « Moi je suis étranger, donc je peux vous donner mon avis », martèle-t-il, « Quand les Pakistanais arrivent ici, que peuvent-ils faire ? On leur refuse des formations, ils n’ont pas de métier, donc ils sont obligés de faire ce que leurs compatriotes font et ils s’initient via leurs amis ou leur famille. Que peuvent-ils faire d’autre, rester à la maison toute la journée ? Je préfère des gens qui gagnent leur vie honnêtement ».

Un récit qui fait écho au parcours de Masih, originaire d’Okara dans la province du Penjab et qui est arrivé en Belgique il y a une quinzaine d’années pour travailler comme maraîcher saisonnier. Grâce à l’aide financière d’amis, ici et à l’étranger, il a pu lancer son activité et ouvrir un commerce en 2015, baptisé « Moïse Shop » en hommage au prophète du judaïsme et à la minorité chrétienne du Pakistan à laquelle il appartient. Chandh, lui, c’est en rejoignant son frère qui avait trouvé l’asile politique en Belgique qu’il se retrouve à ouvrir un magasin en 2011. Depuis, avec ses trois frères, ils tiennent trois établissements répartis dans toute la ville, et les affaires marchent bien.

Des histoires toujours singulières. Des histoires d’amour aussi, comme celle de Yuri. Né à Istanbul, il arrive en 1977 en Belgique où il commence par étudier le tourisme à Bruxelles, avec l’ambition de devenir guide en Turquie. Une expérience professionnelle qui s’avèrera peu concluante. Plus tard, c’est en travaillant comme étudiant dans un magasin de fruits exotiques qu’il aura une révélation : c’est le premier coup de cœur. Le second, c’est son épouse, pour qui il s’installe à Liège, où il ouvre son commerce « La Halle Exotique » en Feronstrée. Aidé par un de ses fils, cela fait désormais près de vingt ans qu’il sélectionne ses produits directement chez les grossistes, toujours avec la même passion.

Logés à la même enseigne

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Des parcours qui ne sont pas non plus exempts de  difficultés. Il y a quelques années, nombreux ont accusé le coup lorsque des restrictions ont interdit la vente d’alcool la nuit dans le centre-ville, là où les fêtards ont pour habitude d’errer jusqu’aux petites heures. Claude s’en rappelle : « ça a été très difficile, les ventes ont beaucoup baissé ». Une activité à nouveau récemment perturbée par la crise sanitaire. Comme de nombreux secteurs, les petits commerces ont pâti de la crise et ont dû s’adapter à la vie en temps de pandémie : couvre-feu, aménagements spécifiques et, forcément, un changement dans la fréquentation des établissements. Derrière une vitre de plastique, Khal demande à un client venu le visage découvert s’il a oublié son masque. À l’intéressé qui a décidé de s’en passer « par principe », Khal rétorque : « Et l’amende de 250€, tu t’en fous aussi ?! ». S’il faut faire avec les masques, les amendes et le plexiglas, Chandh, lui, y voit aussi du positif. Dans le quartier de Fragnée, contrairement à l’hypercentre, il a même été question de recettes supplémentaires… Et puis surtout, depuis, « tout est plus tranquille »

La tranquillité, précisément, c’est ce qui leur fait souvent défaut. On nous raconte des anecdotes d’agression et de vol à l’étalage, on nous montre de surprenantes images de caméras de sécurité. L’insécurité à Liège, voilà un triste constat dont il est difficile de s’étonner. Chandh le reconnaît volontiers, il est plus vigilant qu’autrefois. C’est qu’il a été braqué à plusieurs reprises, aussi bien à l’arme blanche qu’à l’arme à feu. Une expérience traumatisante s’il en est, qu’il nous relate pourtant avec une pointe d’humour. Pour lui, ce qui l’a sauvé, c’est passion du cricket. Enfin, sa batte plutôt, grâce à laquelle il a pu se défendre à deux reprises. De son côté, Yuri refuse de vivre dans la peur. Le pire selon lui, c’est d’être témoin de la misère dans le centre-ville et sur laquelle il est impossible de fermer les yeux. Celle des jeunes et de ceux « qui n’ont plus rien à perdre », mais qui ont urgemment besoin d’aide. Malgré les vols, Yuri donne volontiers. « C’est tout à fait normal », explique-t-il en haussant les épaules.

Ce qui a sauvé Chandh, c’est passion du cricket. Enfin, sa batte plutôt, grâce à laquelle il a pu se défendre à deux reprises

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Un enthousiasme nécessaire pour faire face aux difficultés et à la concurrence des supermarchés. Heureusement, les emplettes « de dépannage » ne cessent jamais vraiment, qu’elles soient le fait de passagers ou d’habitués. Un geste social indissociable de la vie de quartier. Il suffit pour s’en convaincre de voir Masih à l’œuvre, lui qui prend soin de mémoriser la marque de cigarettes favorite de ses clients réguliers, et échange avec eux un sourire complice en leur tendant leur paquet avant même la commande passée. Il faut entendre les uns et les autres partager quelques mots, parfois grand-chose, des politesses, des nouvelles demandées et des nouvelles données.

Tandis que notre échange s’achève, on se dit avec Yuri que finalement, s’il y a du négatif partout, il y a aussi beaucoup de positif. Et lui de conclure, tout sourire : « Le jour où je n’aime plus ce que je fais, j’arrête dans la seconde ».

Le jour où je n’aime plus ce que je fais, j’arrête dans la seconde 

Texte : Juliette Salme

Crédit photo : (c) Maxence Dedry – SIROP 2020

Cet article a originellement été publié dans le numéro #1 du magazine SIROP paru en décembre 2020, sous le titre « Midi-minuit » (www.siroplemag.be)

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